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3. Les lieux de la ville comme lieux de communication et d'information
Bernard Lamizet
Les médias et les acteurs institutionnels de l'information et de la communication représentent les lieux de la ville, afin de faire apparaître leur consistance et leur signification, telles qu'elles s'expriment dans les usages sociaux dont ils rendent compte au cours de leur travail d'information. Il s'agit, en particulier, de faire apparaître l'investissement des lieux de la ville par les pratiques institutionnelles de l'information et de la communication et de rendre compte des représentations médiatées de la spatialité urbaine.
Les lieux de ville représentent dans l'espace l'usage des médiations de la sociabilité : c'est le sens de l'agora et du forum, destinés à la représentation des appartenances et des formes de la sociabilité politique. Les lieux de ville se définissent comme des espaces d'échanges, de rencontres et de sociabilité. En fait, il s'agit d'une approche particulière des logiques de construction et d'aménagement. L'agora grecque, le forum romain, l'espace public habermassien, ont fini par constituer de véritables paradigmes des espaces caractéristiques de la ville, l'urbanité se définissant, dans ces conditions, par la rencontre et la mise en oeuvre de relations de communication et de sociabilité.
Un lieu de ville, dans une telle logique, est un lieu dont la configuration etl'aménagement sont censés favoriser l'émergence et le déroulement de ces relations constitutives de la culture urbaine. C'est que l'identité de la ville se fonde sur la circulation, la rencontre et l'échange, plutôt que sur la filiation et l'héritage. Dans ces conditions, les lieux de ville caractéristiques sont les lieux dans lesquels se conçoit et se transmet l'identité urbaine, et on peut les retrouver dans les lieux d'activité sociale (commerce, spectacle, médiation, communication). Les espaces de la rencontre sont les premiers lieux de ville de l'espace public. Ce qui fonde l'urbanité, sans doute, c'est la possibilité quotidienne de la rencontre d'un tiers, d'un personnage inconnu. Ce qui innerve l'espace de la ville, c'est le réseau des rues et, surtout, des places, dans lesquelles vont s'instaurer, s'entretenir et, parfois se détruire et se changer, les relations constitutives de la sociabilité. La géographie des lieux de ville est une géographie de la rencontre et de la sociabilité. Dans un lieu de ville, par définition, on est en mesure de rencontrer un inconnu et d'engager avec lui des relations de sociabilité, puisque le propre de l'espace public est d'être indistinct. Peut-être, d'ailleurs, cette nécessité urbaine de l'indistinction est-elle à l'origine de l'esthétique théâtrale du masque dans le théâtre antique et dans la Commedia dell'Arte.
Dans la rue, sur la place, au jardin public, on ne rencontre pas quelqu'un que l'on vient voir, que l'on cherche à rencontrer, mais quelqu'un à qui le hasard fait croiser nos pas. L'aménagement de l'espace urbain a, depuis la ville antique, reconnu une importance particulière à ces espaces de la rencontre, qu'Habermas nomme, précisément,l'espace public, ce que l'on peut entendre aussi comme l'espace du populus, du peuple indistinct des habitants de la ville.
Deuxième type caractéristique de lieu de ville, les espaces de la délibération et de la représentation politique dessinent, dans l'espace urbain, une géographie des lieux politiques. Ces lieux sont emblématiques de la ville, parce que les manifestations qui s'y déroulent, les institutions qui y ont leur siège, sont situées dans l'espace politique urbain et parce que l'urbanité naît aussi de l'exercice des pouvoirs et de la vie des acteurs politiques. Il s'agit de l'agora, dans la cité antique, des lieux politiques de la représentation (Amphithéâtre des Trois Gaules à Lyon, hôtels de ville, sièges des assemblées). Il s'agit aussi des lieux des cortèges et des défilés, institutionnels ou protestataires, comme, à Paris, le traditionnel parcours entre la Bastille (ou la Nation) et la République, ou, à Marseille, la Canebière. Ainsi, la vie politique acquiert, dans ces lieux, une consistance, la réalité d'une inscription effective dans l'espace social. Le regroupement des lieux du pouvoir, comme à Londres, autour de Whitehall, aussi bien, à l'inverse, que leur dispersion dans tout l'espace urbain, comme à Paris, à la fois sur la rive droite (Elysée, Ministères des Finances, de la Justice et de l'Intérieur) et sur la rive gauche(Assemblée, Sénat, autres ministères), sont significatifs de ce que représentent les lieux du pouvoir dans la géographie urbaine.
Enfin, il convient de noter l'importance des lieux de la médiation et de l'échange dans la géographie urbaine. Espace de la rencontre de l'autre, la ville est l'espace dans lequel s'organisent et se déroulent les activités constitutives de l'économie, conçue comme logique d'échange. Le marché est l'un des premiers lieux de ville. Pas de ville sans son marché, sans ses halles. Peut-être est-ce, d'ailleurs, cette proximité de la ville et de son marché, presque ce caractère consubstantiel, qui explique qu'ait été dramatique, à Paris, le départ des Halles centrales pour Rungis - suivi d'un chantier jamais véritablement terminé, et accompagné de scandales financiers et de profondes mutations sociales, culturelles, anthropologiques des pratiques urbaines. Jamais, peut-être, ce lieu si essentiel pour la culture parisienne, n'est pleinement redevenu un véritable lieu de ville, les aménagements qui en occupent la place (gare R.E.R., centre commercial, parkings) n'ayant jamais pleinement fait l'objet d'une véritable appropriation symbolique par les habitants : si ces lieux sont utilisés, ils n'ont peut-être jamais été véritablement habités.
Les lieux de ville sont, par ailleurs, des espaces de représentation, des espaces dans lesquels on se donne à voir et à reconnaître. Il y a des lieux de ville où, comme en un miroir social, les habitants se donnent en spectacle, les uns aux autres. Là, se montrent et se comprennent l'indistinction caractéristique de l'espace urbain, mais aussi l'habitation, dans sa dimension à la fois symbolique et réelle, et la culture, dans sa dimension à la fois esthétique, ludique et festive. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le théâtre est l'un des lieux originairement emblématiques de la culture urbaine. À Avignon, le théâtre municipal jouxte l'Hôtel de Ville, sur le même côté de la place de l'Horloge, tandis qu'à Lyon, place de la Comédie, l'entrée de l'Hôtel de Ville fait face à celle de l'Opéra. On pourrait ainsi multiplier les exemples de villes dans lesquelles l'aménagement des lieux publics confère au théâtre une place particulièrement importante et visible dans l'organisation de l'espace municipal. On sait que, dans l'Antiquité, particulièrement dans l'Antiquité grecque, le théâtre tragique faisait partie des activités rituelles qui manifestaient l'identité politique de la cité dans l'espace public. Tout au long de l'évolution des formes urbaines de la sociabilité et de la médiation culturelle, le théâtre a, ainsi, constitué l'activité culturelle de référence, parce que le peuple assemblé s'y voit et s'y reconnaît lui-même autant qu'il voit et reconnaît, en les appréciant et en leur donnant du sens, les représentations auxquelles il assiste. De plus, le théâtre met en spectacle l'urbanité même par les représentations qui y sont proposées. Dans l'espace de la ville, la sociabilité prend aussi conscience d'elle-même, grâce aux acti-vités festives et à une mise en scène esthétique de l'appartenance et du lien social. Le miroir tendu par le théâtre à la ville classique et par le cinéma à la ville moderne est le miroir d'une esthétique du spectacle et de la représentation. Les pratiques culturelles et les fêtes qui se déroulent dans l'espace urbain donnent à la ville une image d'elle-même la représentant moins dans la dimension sublimée d'un spectacle que dans la dimension ritualisée de cortèges et de manifestations de rue. Le Carnaval est un bon exemple de ces mises en scène au cours desquelles l'urbanité se met elle-même en représentation, sans passer par la médiation d'une fiction et d'un spectacle, mais par la redécouverte festive de lieux de ville échappant, le temps d'une fête, à leur fonctionnalité pour devenir les lieux rituels partagés d'une sociabilité pour une fois transgressive. Lieu de ville essentiel, la rue devient alors un lieu de fête. L'urbanité expose des objets de culture, d'art et de savoir dans ces lieux de ville et de culture que sont les musées, les salons, les expositions. Les musées et les espaces publics d'exposition d'oeuvres d'art sont des lieux de ville consacrés non à la représentation de spectacles, mais à la présentation d'oeuvres au public. Le musée est un lieu de ville qui se distingue des lieux de spectacle en ce que la culture n'y est pas conçue comme un miroir où l'on se reconnaît, mais, au contraire, comme un langage étranger ou distant de nature, tou-jours, à refonder l'identité urbaine - mais, cette fois, par contraste, ou par différenciation. Ce que l'on pourrait, ainsi, appeler la différence muséale, qui s'inscrit généralement, et depuis toujours, dans des lieux appartenant à l'urbanité, se pense le plus souvent comme une présentation distanciée dans le temps (musées de patrimoine, musées d'oeuvres d'art anciennes ou musées présentant des formes disparues de sociabilité) ou dans l'espace (musées ethnographiques, musées présentant des identités culturelles étrangères). Par le musée, l'identitéculturelle urbaine se refonde, en quelque sorte, par différenciation - comme par métonymie, comme, à Paris, grâce au Musée de l'Homme, ou, à Marseille, grâce au Musée des Arts Africains, Océaniens et Amérindiens.
Les médias, enfin, construisent un espace urbain, formé par l'information et la communi-cation. Le discours des médias ne saurait se réduire à une simple transcription des événe-ments et des faits qui surviennent dans l'espace de la ville : nous sommes bien en présence dela construction symbolique d'un espace urbain particulier, celui des médias.Il convient d'abord d'observer la dimension urbaine de ce que l'on peut appeler le fait médiaté: l'invention de l'information dans les médias. Les journaux appartiennent à l'espace de laville, et cela d'abord dans leurs conditions de production et de diffusion. On a montré ailleurs1comment l'industrialisation de la presse écrite, au dix-neuvième siècle, puis, au vingtième,l'apparition des médias audiovisuels, ont profondément ancré les médias dans l'espace de la ville. Il faut le développement de l'espace urbain pour que la vie économique et financière acquière une place majeure dans la presse écrite, qui épouse la croissance de la ville, en donnantles cours de la Bourse, en informant de l'avancement des travaux d'aménagement et d'extensiondes villes. Dans le même temps, les journaux occupent une place importante dans l'espace urbain où ils ont une visibilité considérable, les quartiers des immeubles de presse constituant deslieux de ville caractéristiques, à Paris, dans le quartier de la Bourse, dans celui de l'Opéra oudans celui des Halles, à Londres, à Fleet Street. Par ailleurs, un développement commun va ca-ractériser, de façon continue à partir du dix-neuvième siècle, les quartiers d'affaires, de financeet de commerce, et les quartiers de presse et de transmission de l'information (Le télégraphe del'Agence Havas, par exemple, est installé, à Paris, en face de la Bourse). Les faits divers, avec leur corollaire, le feuilleton et le roman policier, représentent lesévénements qui marquent la quotidienneté de l'espace urbain. Les lieux de ville vont se trou-ver, ainsi, transformés, sublimés, recréés, par les formes journalistiques de la fiction (romanset feuilletons) et de l'information policière (faits divers). Naît, ainsi, dans les médias, une dou-ble conception des lieux de ville : d'une part, ils font l'objet d'une description précise et infor-mée à propos des faits divers qui impliquent les habitants des villes, et, d'autre part, ils fontl'objet d'une reconstruction, d'une recréation, due aux écrivains et aux auteurs de feuilletons,qui vont inventer une ville fictionnelle. Cette dernière, d'ailleurs, ne fera que montrer de façonamplifiée les caractéristiques de la grande ville, naissante au temps de Conan Doyle et deMaurice Leblanc, développée et complexe à l'époque contemporaine des romans de P.D. Ja-mes. Les lieux de ville, dans cette information criminelle, authentique dans le cas des faits di-vers et fictionnelle dans celui de la littérature policière, font l'objet de ce que l'on pourrait ap-peler une sublimation négative : l'idéal de référence de ce type de discours est, en effet, unidéal angoissant, inquiétant ou, dans le cas du fait divers, seulement une information com-plète, sans complaisance et sans embellissement, parfois à la limite du sordide. Le fait diversdonne des lieux de l'espace urbain une représentation soulignant l'insécurité qui peut y régner. L'information culturelle et politique, dans les médias, est dominée par la représentation dela ville. Les lieux de ville constituent, aujourd'hui l'espace dans lequel se déroulent les événe-ments majeurs dont est faite l'information proposée par les médias. La représentation de laville, dans les médias, prend plusieurs formes, en fonction de la nature des événements dont ilest question au cours de l'information, et il est intéressant d'observer que le processusd'élaboration de l'information - ainsi que son symétrique : le processus d'élaboration de laconnaissance et de l'opinion au fil de la lecture des médias ou de leur écoute - s'inscrit dans leprocès d'une représentation symbolique globale de l'urbanité.
Les exemples qui vont suivre sont tous extraits du Monde du samedi 19 janvier 2002. Les lieux de ville y sont, d'abord, un espace, comme un décor. Ainsi de la photo d'une pizzeriad'une ville de Palestine dans laquelle a eu lieu un attentat, qui représente, dès la premièrepage, un fragment d'espace urbain. Aux p. 2 et 3 de cette édition, nous sont proposés uneautre photo, de Ramallah cette fois, ainsi qu'un article de reportage sur la ville de Naplouse,et un autre, sur les « enfants-sorciers » de Kinshasa, tandis que Toulouse et Auxerre sontmentionnées comme les lieux où sont prononcés des discours politiques faisant partie de lacampagne électorale des candidats à l'élection présidentielle de 2002. Ces fragmentsd'urbanité, ces instantanés événementiels de ville, représentent ce que l'on peut appelerl'emprise urbaine de l'événement: ils constituent la ville comme l'espace, en quelque sortenaturel, de l'événement.Les lieux de la ville y sont ensuite présentés comme les territoires qui structurent les évé-nements et en constituent les enjeux : l'espace urbain représente, en ce sens, dansl'information médiatée, ce que l'on peut appeler la consistance spatiale de l'événement. Onpeut prendre pour exemple l'information sur l'implication d'entrepreneurs bordelais dans ledéveloppement d'un club de rugby de Bègles, près de Bordeaux, ou, encore, l'information surla construction, dans la presqu'île scientifique de Grenoble, du pôle technologique Minatec,spécialisé dans les nanotechnologies. Les lieux de ville territorialisent ainsi l'événement en lui donnant à la fois un cadre symbolique de pertinence et un espace politique et social deconsistance.Les lieux de la ville, enfin, représentent l'emprise des événements sur l'espace public :dans les médias, ils figurent, en quelque sorte, une médiation de l'appropriation des événe-ments par la sociabilité. Ainsi, l'information économique et sociale reflète-t-elle, dans les médias, les tensions et les conflits qui marquent l'espace urbain. Par exemple, l'information sur lacampagne présidentielle de N. Mamère est présentée à Toulouse autour du risque industriel,compte tenu de l'explosion survenue dans cette ville dans l'usine AZF.La spatialisation urbaine de l'événement dans les médias constitue, ainsi, plus qu'une simple localisation : les lieux de ville ne sont pas seulement les lieux de survenue de l'événement.Bien davantage, ils représentent ce que l'on peut appeler une assise symbolique del'événement, qui lui donne à la fois un espace, qui permet de le situer et de le penser, et unematérialité géographique, qui permet d'en faire apparaître la réalité.
Bernard Lamizet extrait de "Qu'est-ce qu'un lieu de ville ?", par Bernard Lamizet, Institut d'Études Politiques de Lyon(France) pour télécharger l'article dans son intégralité (où il est aussi question de ville et cinéma) - (format pdf) cliquez ici source : http://www.marges-linguistiques.com numéro de mai 2002,

Vito Acconci, City of words, 1999.
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Calcutta, 1998, Geraldine Langlois




















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