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Le rassemblement altermondialiste du week-end passé ne fut pas qu’un nouveau Woodstock. Des dizaines de forums ont permis un intense brassage d’idées et la création de nouveaux réseaux. L’organisation même du rassemblement préfigure ce que pourraient être ces « autres mondes » dont rêvent les alter. Qu’on y voit un supermarché aux utopies ou bien plutôt un grand catalyseur social, on ne pourra nier la force mobilisatrice d’un tel événement. Attention : idées.
On se presse à la cantine autogérée du groupe libertaire ‘No Pasaran’. Le principe est simple : des volontaires préparent le repas, les convives paient ce qu’ils veulent ou ce qu’ils peuvent, on s’assied autour de tables de fortune ou à même le sol, et chacun nettoie son couvert à la fin. En mangeant, on cause avec les voisins, on lit un tract anar qui traîne ou un prospectus sur la bio-psychogénéalogie (sorte de méthode Coué « qui permet de guérir à 70% les maladies les plus graves »). Avant de partir, un voisin fauché me taxe gentiment 1 euro… Nous sommes au milieu du marché fermier, au rassemblement Larzac 2003 qui a réuni plus de 200.000 « altermondialistes » le week-end passé, à l’appel de l’association « Construire un Monde Solidaire » basée à Millau. Autour de nous les étals proposent des nourritures bio et des produits du terroir. Aux buvettes officielles, la brasserie est bretonne : coca ‘Beuk’ (sic) et bières artisanales. A côté, les stands de centaines d’associations offrent une littérature variée. Un responsable du Cetim (Centre Europe Tiers-Monde, basé à Genève), qui présente des analyses consacrées aux mouvements sociaux, me parle du prosélytisme libéral qui noyaute les administrations onusiennes. Plus loin, au stand de l’Organisation Communiste Libertaire, on cause lutte des classes, mouvements sociaux (encore et toujours) et communisme sans dictature. Partout des livres sont en vente, sur les sujets politiques les plus divers. En soi, un tel rassemblement est déjà un autre monde. Au fil des arrivées, un gigantesque camping se met en place. Des milliers de tentes se serrent sur le sol caillouteux ; à des kilomètres à la ronde, un moutonnement de toile entoure le lieu du rassemblement, écrasé de soleil. Si l’eau est disponible en quantité (au prix d’un peu d’attente), l’ombre par contre est un bien rare sur ce plateau aride. Côté hygiène, les toilettes sont nombreuses mais il n’y a pas de douche. On se lavera à la sauvage pendant 3 jours. Mis à part ces quelques couacs, l’organisation est impressionnante. On engage des bénévoles par centaines, pour quelques heures ou un jour entier selon les envies, afin de servir aux buvettes, assurer le service d’ordre, ou encore évacuer les poubelles (préalablement triées) à l’aide de tracteurs. Par crainte des incendies, la protection civile et les pompiers sont présents en force, de même que des centaines de secouristes, tous volontaires. Par contre, pas un policier à l’horizon. Une radio lance des appels sur tout le site, en français et… en occitan (les défenseurs de l’Occitanie sont très présents). A côté des tentes-forums, des générateurs silencieux alimentent en électricité les nombreuses sonos. Le grand bazar altermondialiste Jusqu’au samedi la foule va gonfler, enfler, pour finir par occuper tous les coins du gigantesque rassemblement. Partout du monde, partout des files ; un flux incessant circule entre les différentes esplanades. Tous les stands, les forums sont pris d’assaut. L’assistance déborde des chapiteaux jusqu’à la limite de portée des sonos. Et pourtant on écoute en silence les orateurs, les débats se font dans l’ordre, sous le soleil. La foule, de tous âges, déambule de manière fort disciplinée. C’est qu’il fait trop chaud pour courir, et puis l’esprit n’est pas à la bousculade. Plutôt à la concorde, malgré la diversité des courants qui s’expriment (paysan, écolos, tiers-mondistes, communistes, anars…). Un bémol cependant : pour un pays comme la France qui compte autant d’immigrés, le public est très « franco-français ». Au milieu de tout ça des artistes de rue se produisent un peu partout : musiciens, chanteurs, troupes de théâtre. On tombe au hasard sur une chorale de fous chantant, pendus par les pieds à leurs lits dressés à la verticale. Sous « l’arbre à palabres » résonne le rythme obsédant des djembés. Passent des clowns, l’air concentré, qui tirent un vieux téléviseur en laisse. A 19h30 éclate ici et là le « cri primal » des intermittents. Les spectacles sont conçus pour provoquer, intriguer, ouvrir l’esprit et inviter à la discussion. C’est le grand bazar altermondialiste. On y verra, au choix, le festival des utopies ou au contraire un merveilleux creuset pour penser de nouveaux modes d’organisation sociale. Tout ce monde n’est cependant pas venu pour la discussion. Le concert gratuit de Manu Chao, samedi soir, a attiré la grande foule. Une situation que critique un attroupement spontané de manifestants, qui appellent à boycotter les concerts et dénoncent la commercialisation du rassemblement. Difficile cependant d’estimer le rapport entre motivés et opportunistes. Sans doute 50-50. Mais même si l’on peut passer trois jours sur le site sans participer à un forum, les occasions de débattre sont innombrables : autour d’une bière, d’un stand, d’un spectacle, ou tout simplement au soleil. Inventions en direct Car au long de ces trois jours on va beaucoup causer. L’échange d’idées et la motivation des troupes sont les deux grandes vertus d’un tel rassemblement. Vendredi, 15h30 : première grande concentration devant la scène ‘Transgenik’, pour le meeting d’ouverture. Récemment libéré, José Bové fait un triomphe. Après lui, une demi-douzaine d’intervenants se relaient pour expliquer les dangers que font peser l’OMC, l’AGCS, les OGM sur l’agriculture, les services publics, l’environnement, le Tiers-monde. Le ton est didactique, mais il s’agit aussi de motiver les troupes : on évoque les victoires passées, le Larzac d’il y a 30 ans, Seattle il y a peu. C’est manifestement un message d’espoir qu’ont voulu lancer les organisateurs. Là, au milieu de 10.000 personnes assises sous le soleil brûlant, on se prend à y croire. Ensuite s’ouvrent les forums. Un groupe propose une Organisation Mondiale de l’Environnement ; d’autres débattent de la santé ou de la culture face à l’AGCS, du « néolibéralisme par la peur ». Plus loin on échange des expériences de désobéissance civile (conseils : « une bonne préparation avant, une grande solidarité après »). Sous une autre tente, les participants font le bilan des luttes du printemps en France : certains réclament une grève générale, d’autres en appellent à des actions interprofessionnelles menées depuis la base. Les hiérarchies syndicales en prennent pour leur grade, tandis que de nouvelles pratiques de lutte, plus autonomes, s’élaborent en direct. Et l’on comprend alors qu’avec ou sans José Bové, l’automne sera chaud en France. Confédération paysanne oblige, l’agriculture est au centre de bien des débats : la grande distribution, le modèle productiviste, les subventions agricoles sont sur la sellette (en particulier les fameuses « restitutions » qui, en permettant d’exporter les surplus à prix cassés, ruinent les paysans du Tiers-Monde). Un agriculteur se plaint de ne pouvoir écouler son foin bio. Une autre lui lance : « Mais moi je vous l’achète, votre foin ! » On parle circuits courts, vente directe, avantages et inconvénients des coopératives agricoles. Le cas de l’agriculture est exemplatif d’un secteur complètement déboussolé par le mélange détonnant des subventions et de l’ultralibéralisme. Ainsi, quand l’on conspue les consommateurs « qui achètent de la merde », d’autres font remarquer que tout le monde n’a pas les moyens de se payer du bio. « Oui mais, sans les subventions à l’agriculture intensive le bio serait plus compétitif… » L’appel au changement des habitudes et des modes de consommation est omniprésent. Non sans quelques contradictions. On fustige les hypermarchés installés en périphérie, qui obligent à de longs déplacements. Et dans le même temps on appelle le consommateur à aller directement se fournir dans les fermes… Autre exemple, plus anecdotique: tout au long du week-end, les organisateurs vont multiplier les appels… à consommer ! Mais il s’agit bien sûr des victuailles – délicieuses - proposées au marché fermier, pour permettre à chacun de rentrer dans ses frais. Comme quoi, les « autres mondes possibles » ne seront peut-être pas si différents de celui que nous connaissons. Nouvelles Lumières ? L’utilité de bien des forums tient plus à l’ouverture d’esprit, à de nouvelles façons de voir les choses suscitées par les débats, plutôt qu’au strict exposé d’informations. C’est là que tout se joue, dans ces discussions autour de thèmes apparemment rabâchés. L’effet mobilisateur est fort. Les participants se rendent compte qu’ils ne sont pas seuls face à un problème ; on partage des expériences, des relations se nouent, des réseaux se créent. Au gré des échanges, les slogans ressassés prennent de l’épaisseur, reçoivent un sens. Même ceux qui croyaient tout savoir repartent avec de nouveaux points de vue. Un bel exemple de ces discussions sera le débat autour du nouveau film de Pierre Carles : « Attention, danger : travail ». On y entend des travailleurs licenciés qui, une fois passé le premier moment d’hébétude, se félicitent d’être au chômage car ils peuvent enfin profiter de la vie, lire des livres, s’intéresser à la politique, boire leur café en paix le matin. Les entretiens sont entrecoupés de séquences ahurissantes, montrant les pratiques aliénantes de certaines entreprises. Après la projection, le débat fait rage. Plusieurs se montrent choqués par ce qu’ils voient comme un éloge de la fainéantise. D’autres répliquent que le fait de se libérer des contraintes du travail salarié permet de se livrer à des activités plus épanouissantes, plus riches pour la société. Oui mais comment financer ? On évoque le revenu minimal pour tous, l’allocation universelle. A un participant qui s’indigne qu’on puisse ainsi profiter de l’argent public, un autre demande avec véhémence de s’indigner tout autant des dépenses militaires. Une femme dénonce la double journée des ménagères. Des chômeurs disent leur culpabilité face au regard des autres. Ils sont encouragés à se libérer de ce sentiment, à voir ce qu’ils apportent à la société. Quelqu’un dans le public en appelle à une autre perception de l’utilité sociale. A voir cette effervescence intellectuelle, certains diront que les grands penseurs des Lumières boiraient du petit lait s’ils étaient là. D’autres objecteront au contraire que les mêmes doivent se retourner dans leur tombe. Car quid de l’objectivité ? Deux cent mille convaincus ne font pas un débat contradictoire. Mais faut-il attendre de contestataires qu’ils défendent l’ordre établi ? Les altermondialistes analysent la mondialisation actuelle comme le hold-up d’une minorité ultra puissante au détriment de tous les autres. Ils ne voient pas les avantages pour les populations des restrictions qu’impose la logique libérale à deux vitesses : la concurrence pour les petits, les fusions et les subventions pour les plus grands. Ils réclament un débat démocratique sur ces questions, refusent d’être prisonniers de lobbies privés aux pratiques peu transparentes. Pour la France, José Bové a lancé un appel à un tel débat - national et mondial - sur l’OMC. Malgré son gigantisme, le rassemblement du Larzac 2003 n’est qu’un élément de ce débat. Mais il a offert l’exemple d’un autre monde, autogéré et solidaire. Sur un côté du site, des paysans s’étaient mobilisés pour protéger une luzerne, menacée d’être piétinée par la foule car elle permet un raccourci. Dimanche après-midi, la luzerne était toujours là. Le plus beau fut le dernier jour, de voir des dizaines de personnes, penchées sur la poussière de l’esplanade principale, retirer un à un les mégots laissés lors des concerts de la veille. En quelques heures ce site immense fut libre du moindre papier. Il en sera de même partout sur les 120 hectares du rassemblement. Jean-Marie Coen contact : |