Ceux que Jupiter veut perdre
Quos vult perdere, Jupiter dementat…« Ceux que Jupiter veut perdre, il les rend fous », énonce l’adage latin. Mais encore ? Pourquoi Jupiter ou Zeus voudrait-il rendre les hommes fous ? Ne le sont-ils pas suffisamment ? « Les hommes sont si nécessairement fous, disait Pascal, que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou. » Et Jacques Schotte d’ajouter : « Chaque humain a droit à toutes les possibilités de pathologies spécifiquement humaines, et la contrepartie positive en est que chaque humain a droit à la parole. » Les choses commencent à se gâter, ajoute Jacques Schotte, quand l’éventail humain se referme sur un mode psychopathologique unique où viennent s’atrophier parole, échange, sensibilité. Qu’on pense à la peau de chagrin de la névrose obsessionnelle. Ou encore, pour éviter les clichés nosographiques, aux accès de « folie » où les anciens reconnaissaient la main des dieux. C’est lors d’un tel aveuglement, provoqué par la déesse Héra - l’épouse jalouse de Zeus - qu’Héraklès supprima ses enfants en les précipitant dans les flammes, et qu’il manqua de tuer son père. Il faut dire que ce dernier n’était en réalité que le père putatif d’Héraklès. Profitant d’une expédition guerrière qui le tenait éloigné du domicile conjugal, Zeus avait emprunté les traits d’Amphytrion pour s’unir à la jolie Alcmène. L’étreinte avait duré trois jours et trois nuits - nettement plus que pour la Vierge Marie - le soleil ayant aimablement accepté d’assombrir ses rayons. Une telle rencontre ne pouvait produire qu’un être d’exception : un « demi-dieu »… et l’on connaît les prouesses proprement surhumaines d’Héraklès. Mais c’est précisément ce qui fait problème. Les dieux n’aiment pas qu’on marche sur leurs plates-bandes. Ils ont tôt fait de vous remettre à votre place. Les humains sont voués à l’entre-deux et se voient priés d’y rester.« L’homme n’est ni ange ni bête, précise Pascal, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » À trop s’approcher du ciel, Icare se brûle les ailes : « le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard. » À la recherche d’une improbable identité, la condition humaine trébuche entre divinité et animalité. Si les dieux sont au-dessus des lois, les animaux – faute de pouvoir parler – y échappent. Ni les habitants de l’empyrée, ni les bêtes ne sont assujettis au tabou de l’inceste. Entre les deux, sous le faix de la loi, l’homme titube. Sorti de la nature, il risque à tout moment d’y retomber. C’est, comme on sait, le sort terrible du loup-garou. Ne pouvant résister à l’attraction la lune, soumis comme les marées à son emprise, le loup-garou – le temps d’une nuit – retombe dans l’état sauvage de nature. Plus communément, c’est la pente des « maniaques », lunatiques, et autres amants de la pleine lune, soumis à des aimantations cosmiques qui viennent briser les amarres de la vie en société. La « manie » tire son nom de l’astre des nuits grecques : mènè. Comme la femme, le maniaque – trop soumis à mènè - est soumis à des cycles qui échappent aux règles communes, ce pourquoi il importe de s’en protéger en l’enfermant dans quelque « lunatic asylum ».Si la manie, prototype de la « folie », s’enracine dans l’irrésistible attraction de la nature, elle n’y trouve pas plus de consistance pour autant. Follis en latin, qui donne « fol » et « fou » en français, n’est jamais qu’un « sac plein d’air » qui partage avec « phallus » une étymologie nonchalamment appuyé sur une racine qui veut dire « gonflé ». Cette inévitable rencontre est évidemment ce qu’il y a de plus téléphoné par la culture. Car quoi de plus intraitable que la pulsion sexuelle, au regard d’avenues culturelles où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté (dans le cadre organisé par la loi) ? La pulsion sexuelle, ce n’est un secret pour personne, préfère battre la campagne, prendre son bien où elle trouve, et emprunter – sans jamais les rendre – des chemins dévoyés. En d’autres termes, par rapport aux prescrits de la nature, la sexualité humaine est intrinsèquement « perverse ». Quand elle le devient trop, cela donne – au sens médico-légal - les « perversions ». Menacée dans son être fragile, la culture pour préserver la « polis » se met à faire la police. Confondant normalité statistique et santé psychique, elle dénonce et enferme – n’hésitant pour ce faire à user du paradoxe le plus grossier. C’est ainsi, par la bouche de la théologie chrétienne, qu’elle n’hésite pas à qualifier la sodomie et la masturbation de vices « contre nature », alors qu’en matière sexuelle c’est précisément la nature qui lui sert de repoussoir officiel. À l’autre bout des argumentations spécieuses, du côté des exigences prêtées à Dieu, c’est Onan qui se voit englouti pour avoir refusé de répandre sa semence au sein de la veuve de son frère. Dans une confusion pire que Babel le voilà, des millénaires plus tard, promu saint patron des «onanistes». Autrement dit, on n’en sort pas. Au gré des nécessités, la culture s’impose comme une « seconde nature » qui tantôt diabolise, tantôt célèbre, l’état de nature. Ce qui semble établi néanmoins, c’est que s’il existe au regard de l’origine un sas fragile entre nature et culture, c’est du côté de la prohibition de l’inceste qu’il faut le chercher. C’est-à-dire dans un registre qui, pour ouvrir au jeu de l’échange, promeut la différenciation en organisant normativement le sexuel et le matrimonial. À cet égard, par-delà les diversités, chaque culture s’accorde pour considérer comme mal embarqué tout qui n’est pas au clair avec la différence des sexes, celle entre les générations et celle entre les épousables et les non épousables.La « nature humaine » c’est la culture. Refuser la nature néanmoins semble aussi aventureux que vouloir s’y fondre. Entre ces deux pôles, la civilisation manifeste peu d’hésitation. C’est que, solidement ancrées dans l’instinct, les pulsions, malgré leurs garde-fous, restent imprévisibles. Mieux vaut donc les brider dès qu’on peut. Je voudrais attirer votre attention sur deux façons d’aborder cette problématique. Deux façons éloignées dans le temps, apparemment très opposées, mais non point dépourvues d’harmoniques communes. La première remonte au 6ème siècle de notre ère, la seconde au 20ème. Le premier personnage est un saint, vénéré par les églises chrétiennes d’Orient et d’Occident, le second, un malade mental, certifié tel par la psychiatrie française. L’un passa sa vie à s’élever au plus près du regard divin, l’autre, jusqu’à son dernier souffle, tenta désespérément d’en finir avec le jugement de Dieu. L’un comme l’autre témoignent de l’abyssal conflit entre pulsions et civilisation, résumé par Freud, de façon lapidaire, dès 1912 :Il faudrait (…) se familiariser avec l’idée que concilier les revendications de la pulsion sexuelle avec les exigences de la civilisation est chose tout à fait impossible et que le renoncement, la souffrance, ainsi que, dans un avenir très lointain la menace de voir s’éteindre le genre humain, par suite du développement de la civilisation, ne peuvent être évités.
( Sigmund Freud : Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse )Commençons par le premier personnage. La scène se passe, vers l’an 402, aux confins de la Syrie et de la Cilicie. Âgé de 13 ans, le jeune Siméon écoute son premier prêche. Le prédicateur cite les Béatitudes : Heureux les cœurs purs. Siméon est très impressionné. Il demande comment obtenir la pureté du cœur et arriver à voir Dieu. On lui conseille la vie monastique. Il reste 10 ans dans un monastère, ne mangeant qu’une fois par semaine et effrayant son supérieur, Héliodore, par la dureté de ses macérations. Il quitte la communauté. Bientôt, il se construit un enclos autour d’un pieu auquel il s’enchaîne par la jambe. Les foules commencent à accourir. L’évêque d’Antioche lui enjoint de retirer sa chaîne. Les pèlerins viennent implorer ses prières. Pour échapper à leurs sollicitations trop pressantes, il se construit une colonne de 3 mètres de haut, surmontée d’une plate-forme de 2 mètres sur 2. Mais Dieu reste trop loin. Progressivement, il élève son oratoire et seul domicile de plus en plus haut : 6, 11 et, finalement, 20 mètres. Exposé aux intempéries, il passe là son temps en oraisons et prosternations. Les grands de ce monde viennent le visiter pour profiter de son intercession et de quelques brefs avis. Il finit par tellement se minéraliser qu’on ne s’aperçoit pas immédiatement de sa mort. Saint Siméon rejoint la Maison du Père en 549. On se dispute aussitôt ses maigres reliques. Aucun hagiographe ne fait mention du traitement des déchets et autres déjections ayant échappé à la sublimation. Bienheureux les corps purs. Le destin des pulsions est multiple. Objets éclatés et toujours manquants. Recherche de l’apaisement et poursuite de l’excitation. Pulsions sexuelles de vie et pulsions sexuelles de mort. Liaison et déliaison. S’il est peu de ruse que ne trouve la libido pour arriver à ses fins, il est peu d’obstacles que ne lui invente la civilisation. Ordre social et santé psychique ne sont pas tissés de la même étoffe. Aux yeux de la psychanalyse, l’hominisation est contemporaine de la subversion de l’instinct par la pulsion, du passage de la mécanique du besoin à l’alchimie du désir. Chaque facette de la pathologie peut s’éclairer à la lumière des avatars conjugués de la pulsion, de la répression, du refoulement, et des divers aménagements de l’angoisse. Toute fonction devient érotisable. Chaque atome peut se muer en signe. Toute irruption de l’autre me renvoie à l’énigme de ma propre altérité. Même aussi torturé, tout le monde n’a pas la chance de Siméon le Stylite. Certes, il échappa de peu à l’excommunication, mais la vox populi l’emporta qui le proclama saint de son vivant et lui valut un biographe dès avant sa mort. Tout à l’inverse, Antoine-Marie-Joseph, fils d’Euphrasie Nalpas, la levantine, et du capitaine Artaud, navigateur au long cours, mourut à 52 ans, après neuf années passées en institutions psychiatriques lourdes et quatre semaines après que sa dernière œuvre eut été interdite sur les ondes de l’ORTF. Ce n’est que vingt ans plus tard que l’antipsychiatrie devait lui offrir un éphémère panthéon, avant que la psychiatrie adaptative le renvoie au non-être qu’il avait tant souhaité. Car la souffrance d’Artaud n’était pas soluble dans le suicide. La mort risquait de n’être qu’une autre confrontation à la férocité d’un Dieu tout aussi émasculant que celui de Siméon. Ce qu’il eut fallu, ç’eut été disparaître corps et âme, à reculons, pour refaire à l’inverse, et jusqu’à la non-existence, le chemin de la naissance. Celle-ci avait eu lieu à Marseille, le 4 septembre 1896. Le jeune Antoine - fils d’Antoine Roi, et qu’on n’appellera jamais qu’Antonin - était l’aîné de 5 enfants dont une petite sœur étranglée et un autre qui devait mourir en bas âge. Dès 6 ans, il était pris de crises de maux de tête, de bégayement et d’horribles contractions de la face et de la langue, qui devaient ne jamais le quitter et que seul l’opium, plus tard, arriverait à calmer. Il devint donc, en outre, toxicomane. Délires mystiques, scénarios persécutifs, hallucinations sensorielles, somatisations, addictions, crises de violence, misère sexuelle, Antonin Artaud devait ouvrir dans toute sa largeur l’éventail des pathologies humaines. Mais au verso - à travers des activités d’écrivain, de poète, d’essayiste, de comédien, d’acteur, de plasticien, de metteur en scène, … - ne cessaient de s’inscrire quête du sens, provocation philosophique, revendication de dignité, et redéfinition prophétique de la fonction du théâtre. Nul mieux qu’Artaud n’a dramatisé, au cœur mêlé de son corps et de son œuvre, la cruauté des luttes entre pulsions et civilisation. Dans ses productions glossolaliques, il voisine avec les charismatiques à qui l’Esprit Saint permet de « parler en langues », mais loin d’avoir « un esprit sain(t) dans un corps sain(t) », ses glossolalies dérivent vers la scatologie. De la lutte avec Artaud, l’Ange sort toujours éclaboussé – et plutôt vindicatif. Tantôt, « Artaud le Mômo » - le doux dingue marseillais – se prend pour la réincarnation de Saint Hippolyte, tantôt il annonce à son amie bruxelloise qu’il va bientôt parler au nom de Dieu lui-même, tantôt il annonce la destruction de Paris dans le feu et le sang, bientôt suivie de la fin du monde occidental. En 1936, un voyage initiatique au Mexique, chez les Tarahumaras, débouche sur son rapatriement. Il tente désespérément de rapatrier son corps et son moi dans sa pensée. En 1937, il s’embarque vers l’Irlande sur les traces de Saint Patrick. Il a en mains une canne magique à treize nœuds, le neuvième étant celui de la foudre. Héritée d’un sorcier savoyard, cette canne qui aurait transité par Jésus, puis par Patrick, aurait été celle de Lucifer lui-même — celui qui se crut Dieu « mais ne fut que son vampire », précise Artaud. Le regretté Herman Closson se souvenait en frissonnant d’avoir été menacé par cet objet : « Attention ! le serpent va te mordre…» Le 23 septembre 1937, il tente de se faire héberger au Jesuit College à Dublin, mais les pères affichent complet. Artaud frappe avec rage contre la porte du couvent. Il est expulsé d’Irlande. Sur le « Washington », qui le ramène au Havre, l’esclandre continue. Le capitaine le met aux fers. La police est sur le quai pour l’accueillir. Elle le fait interner. S’ensuit une longue série asilaire dont les étapes les plus marquantes sont Sainte-Anne, Ville-Evrard et, enfin, Rodez. Le premier certificat médical le présente comme « …atteint de troubles mentaux caractérisés par des idées de persécution avec hallucinations ; dit qu’on lui présente des mets empoisonnés, qu’on lui envoie des gaz dans sa cellule, qu’on lui met des chats sur la figure ; voit des hommes près de lui (…). Dangereux pour lui-même et pour les autres ». À Sainte-Anne, le diagnostic d’entrée est le suivant : « …idées de persécution assez actives de la part de sa mère, des policiers, des vichnouïtes (…). Toxicomanie depuis 5 ans (héroïne, cocaïne, laudanum). Prétentions littéraires peut-être justifiées dans la mesure où le délire peut servir d’inspiration. À maintenir ». Début 1939, à Ville-Evrard, il échoue dans un asile du 19ème siècle, digne de Michel Foucault. En janvier 1943, Robert Desnos obtient son transfert pour Rodez. Il tombe là sur Gaston Ferdière, un psychiatre éclectique féru de littérature autant que d’électrochocs. Artaud en subit 58 entre juin 1943 et janvier 1945. Ferdière apprécie particulièrement Lewis Carroll : c’est à lui qu’on doit l’expression « mot-valise » pour traduire l’expression « portmanteau word ». Il met Artaud au travail en lui demandant de traduire des extraits d’Alice. Ce dernier entre dans le jeu avec une telle ferveur qu’il s’identifie à Carroll au point de s’estimer plagié par lui. Artaud se remet à dessiner. Ses autoportraits sont poignants. Au bout de cette art-thérapie, en mai 1946, il est prêt à reprendre pied dans la vie littéraire. Interrogé sur son expérience asilaire, il compare le vécu consécutif à l’électrochoc à l’errance désemparée des âmes en attente de réincarnation, telle que décrite dans le « Livre des Morts Tibétain » : Les asiles d'aliénés sont des réceptacles de magie noire, conscients et prémédités. Et ce n'est pas seulement que les médecins favorisent la magie par leur thérapeutique qu'ils raffinent, c'est qu'ils en font. S'il n'y avait pas de médecins, il n'y aurait pas de malades, car c'est par les médecins, et non par les malades, que la société a commencé. Ceux qui vivent, vivent des morts, et il faut aussi que la mort vive... Il n'y a rien comme un asile d'aliénés pour couver doucement la mort, et tenir en couveuse les morts. Cela a commencé 4000 ans avant J.C., cette technique thérapeutique de la mort longue. Et la médecine moderne, complice en cela de la plus sinistre et crapuleuse magie, passe ces morts à l'électrochoc ou à l'insulinothérapie, afin de bien, chaque jour, vider ces haras d'hommes de leur moi, et de les présenter, ainsi vides, ainsi fantastiquement disponibles et vides, aux obscènes sollicitations anatomiques et atomiques de l'état appelé «bardo». Livraison du barda de vivre aux exigences du non-moi. Le Bardo est l'astre de mort par lequel le moi tombe en flasque, et il y a, dans l'électrochoc, un état flasque, par lequel passe tout traumatisé. Ce qui lui donne non plus à cet instant de connaître, mais affreusement et désespérément méconnaître ce qu'il fut quand il était soi. J'y suis passé et ne l'oublierai pas.
( Entrevue radiophonique ) Rendus à ce point, ayant accepté qu’il ne faut pas dégrader en « nosographie » le déchirement même de la condition humaine, nous pourrions, en amont de Ferdière, prendre avis d’un autre médecin, celui de Lady Macbeth :
William Shakespeare, Macbeth, acte V, scène 4
- Macbeth : ( … ) Comment va votre malade, docteur ?
- Le médecin : Elle n’est guère malade, monseigneur, elle est plutôt troublée par des pensées qui l’obsèdent et chassent le sommeil.
- Macbeth : Guéris-la de ce mal. Tu ne peux donc pas traiter un esprit malade, arracher de la mémoire un chagrin enraciné, effacer les ennuis inscrits dans le cerveau et, avec quelque doux antidote d’oubli, purger le sein du faix dangereux qui pèse sur le cœur ?
- Le médecin : En pareil cas, c’est au malade à se traiter lui-même.
- Macbeth : Jette ta médecine aux chiens ; je n’en veux point.
Rendons la parole à Artaud :- Docteur,
Il y a un point sur lequel j’aurais voulu insister : c’est celui de l’importance de la chose sur laquelle agissent vos piqûres ; cette espèce de relâchement essentiel de mon être, cet abaissement de mon étiage mental, qui ne signifie comme on pourrait le croire une diminution de ma moralité (de mon âme morale) ou même de mon intelligence, mais si l’on veut, de mon intellectualité utilisable, de mes possibilités pensantes, et qui a plus à voir avec le sentiment que j’ai moi-même de mon moi, qu’avec ce que j’en montre aux autres. ( … ) Et maintenant, Monsieur le Docteur, que vous voilà bien au fait de ce qui en moi peut être atteint (et guéri par les drogues) du point litigieux de ma vie, j’espère que vous saurez me donner la quantité de liquides subtils, d’agents spécieux, de morphine mentale, capables d’exhausser mon abaissement, d’équilibrer ce qui tombe, de réunir ce qui est séparé, de recomposer ce qui est détruit.
Ma pensée vous salue.( L’ombilic des limbes )- Ah médecine, voici l’homme qui a TOUCHÉ le danger. Tu as gagné, psychiatrie, tu as GAGNÉ et il te dépasse. La fourmilière du rêve agace ses membres en sommeil. Un rassemblement de volontés adverses le détend, élevé en lui comme de brusques murailles. Le ciel s’effondre avec fracas. Que sent-il ? Il a dépassé le sentiment de soi-même. Il t’échappe par mille et mille ouvertures. Tu crois le tenir et il est libre. Il ne t’appartient pas. ( L’osselet toxique ).- Une fois pour toutes
1° j’ai l’air bien affreusement préoccupé de démontrer que je ne pense pas et que je m’en rends compte, que j’ai le cerveau faible, mais je pense que tous les hommes ont le cerveau faible d’abord — et ensuite qu’il vaut mieux être faible, qu’il vaut mieux être dans un état d’abdication perpétuelle en face de son esprit. C’est le meilleur état pour l’homme, c’est un état plus normal, plus adapté à notre sinistre état d’hommes, à cette sinistre prétention des hommes à vouloir. ( Textes de la période surréaliste ) - Nous ne sommes pas libres. Et le ciel peut encore nous tomber sur la tête. Et le théâtre est fait pour nous apprendre d’abord cela. ( Le théâtre et son double )- Dieu seul est ce qui n’obéit pas.( L’Arve et l’Aume. Tentative antigrammaticale contre Lewis Carroll )- Je voudrais être sûr que le penser, le sentir, le vivre, sont des faits antérieurs à Dieu ; le suicide aurait alors un sens.( Textes de la période surréaliste )- Chers Amis,
Ce que vous avez pris pour mes œuvres n’était que les déchets de moi-même, ces raclures de l’âme que l’homme normal n’accueille pas.
Que mon mal depuis lors ait reculé ou avancé, la question pour moi n’est pas là, elle est dans la douleur et la sidération persistante de mon esprit.( Le pèse-nerfs ) - Je suis, d’ailleurs, trop renseigné sur ma pensée pour que rien de ce qui s’y passe m’intéresse : je ne demande qu’une chose, c’est qu’on m’enferme définitivement dans ma pensée.( Textes de la période surréaliste )- J’ignore ce que c’est que les choses, j’ignore tout état humain, rien du monde ne tourne pour moi, ne tourne en moi. Je souffre affreusement de la vie. Il n’y a pas d’état que je puisse atteindre. Et très certainement, je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. On m’a suicidé, c’est-à-dire. Mais que penseriez-vous d’un suicide antérieur, d’un suicide qui nous ferait rebrousser chemin, mais de l’autre côté de l’existence, et non pas du côté de la mort. Celui-là seul aurait pour moi une valeur. Je ne sens pas l’appétit de la mort, je sens l’appétit du ne pas être, de n’être jamais tombé dans ce déduit d’abdications, de renonciations et d’obtuses rencontres qui est le moi d’Antonin Artaud, bien plus faible que lui. Le moi de cet infirme errant et qui de temps en temps vient proposer son ombre sur laquelle lui-même a craché, et depuis longtemps, ce moi béquillard, et traînant, ce moi virtuel, impossible, et qui se retrouve tout de même dans la réalité. Personne comme lui n’a senti sa faiblesse qui est la faiblesse principale, essentielle de l’humanité.( Textes de la période surréaliste )- J’ai le crâne épais, mais l’âme lisse, un cœur de matière échouée. J’ai absence de météores, absence de soufflets enflammés. Je cherche dans mon gosier des noms, et comme le cil vibratile des choses. L’odeur du néant, un relent d’absurde, l’odeur du fumier de la mort entière… L’humour léger et raréfié. Moi aussi je n’attends que le vent. Qu’il s’appelle amour ou misère, il ne pourra guère m’échouer que sur une plage d’ossements.( L’art et la mort )- Si je me tue, ce ne sera pas pour me détruire, mais pour me reconstituer, le suicide ne sera pour moi qu’un moyen de me reconquérir violemment, de faire irruption brutalement dans mon être, de devancer l’avance incertaine de Dieu. ( Textes de la période surréaliste )- Même pour en arriver à l’état de suicide, il me faut attendre le retour de mon moi, il me faut le libre jeu de toutes les articulations de mon être. Dieu m’a placé dans le désespoir comme dans une constellation d’impasses dont le rayonnement aboutit à moi. Je ne puis ni mourir, ni vivre, ni ne pas désirer de mourir ou de vivre. Et tous les hommes sont comme moi.( Textes de la période surréaliste ) … « et tous les hommes sont comme moi ». Voici la clef d’Artaud. La lucidité sur ses propres impasses élevées en paradigme de l’impuissance humaine. L’exigence de reconnaissance - et non de diagnostic - par-delà tout étiquetage d’anormalité. La non assimilation de la souffrance à la maladie. Jamais il ne laissera confondre son corps et son moi malmenés avec l’être d’Antonin Artaud. Sujet intact derrière les grincements de la vie, témoin sans fards du miracle de n’être pas totalement fou, Artaud le « Mômo » s’est fait le théâtre vivant du déchirement entre pulsions et civilisation. Sa question n’est pas très différente de celle de Siméon le Stylite, mais elle emprunte un chemin plus créatif. Laissons-lui la parole pour nous laisser prendre par la dernière scène du théâtre de la cruauté. Face à l’impossibilité de se soustraire au « jugement de Dieu », il faut tenter d’en finir avec lui. En achevant de domestiquer l’homme. En instrumentalisant sa semence pour mieux éradiquer sa sexualité. « Car l’homme, quand on le tient pas, dit Artaud, est un animal ÉROTIQUE ». « Pour en finir avec le jugement de Dieu », faisons la guerre à l’amour, répudions les voies de la nature, laissons aux microbes divins le soin de faire la police. L’oeuvre était programmée sur les ondes de l’ORTF, pour le lundi 2 février 1948, à 22h45. Elle fut interdite la veille par Wladimir Porge, directeur général de la radio. Sous son apparent délire, entre éructations viscérales et voix de fausset de pureté « enfantine », ce texte propose un diagnostic du futur – éclairant les chemins que le DSM se donne pour mission d’occulter.Antonin Artaud est décédé le 4 mars 1948, à Ivry-sur-Seine, très affecté par cette dernière mise à mort. Permettez-moi de lui donner le dernier mot : « J’ai appris hier…» J’ai appris hier
(il faut croire que je retarde, ou peut-être n’est-ce qu'un faux bruit, l'un de ces sales ragots comme il s'en colporte entre évier et latrines à l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités),
j’ai appris hier
l’une des pratiques officielles les plus sensationnelles des écoles publiques américaines et qui font sans doute que ce pays se croit à la tête du progrès.
Il paraît que, parmi les examens ou épreuves que l'on fait subir à un enfant qui entre pour la première fois dans une école publique, aurait lieu l’épreuve dite de la liqueur séminale ou du sperme,
et qui consisterait à demander à cet enfant nouvel entrant un peu de son sperme afin de l’insérer dans un bocal
et de le tenir ainsi prêt à toutes les tentatives de fécondation artificielle qui pourraient ensuite avoir lieu.
Car de plus en plus les Américains trouvent qu'ils manquent de bras et d'enfants,
c'est-à-dire non pas d'ouvriers
mais de soldats,
et ils veulent à toute force et par tous les moyens possibles
faire et fabriquer des soldats
en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ultérieurement avoir lieu,
et qui seraient destinées à démontrer par les vertus écrasantes de la force
la surexcellence des produits américains ( …)- Vous énoncez là, monsieur Artaud, des choses bien bizarres.( … )- Et savez-vous ce que c'est au juste que la cruauté?- Comme ça, non, je ne le sais pas.- La cruauté, c'est d'extirper par le sang et jusqu'au sang dieu, le hasard bestial de l'animalité inconsciente humaine, partout où on peut le rencontrer.- L'homme, quand on ne le tient pas, est un animal érotique,
il a en lui un tremblement inspiré,
une espèce de pulsation
productrice de bêtes sans nombre qui sont la forme que les anciens peuples terrestres
attribuaient universellement à dieu.
Cela faisait ce qu'on appelle un esprit.
Or, cet esprit venu des Indiens d'Amérique ressort un peu partout aujourd'hui sous des allures scientifiques qui ne font qu'en accuser l'emprise infectieuse morbide, l'état accusé de vice, mais d'un vice qui pullule de maladies,
parce que, riez tant que vous voudrez,
mais ce qu'on a appelé les microbes
c'est dieu,
et savez-vous avec quoi les Américains et les Russes font leurs atomes?
Ils les font avec les microbes de dieu.- Vous délirez, monsieur Artaud.
Vous êtes fou.- Je ne délire pas.
Je ne suis pas fou.
Je vous dis qu'on a réinventé les microbes afin
d'imposer une nouvelle idée de dieu. On a trouvé un nouveau moyen de faire ressortir dieu
et de le prendre sur le fait de sa nocivité microbienne.
C'est de le clouer au cœur
là où les hommes l'aiment le mieux,
sous la forme de la sexualité maladive,
dans cette sinistre apparence de cruauté morbide
qu'il revêt aux heures où il lui plaît de tétaniser et
d'affoler comme présentement l’humanité.Il utilise l'esprit de pureté d’une conscience demeurée
candide comme la mienne pour l’asphyxier de toutes les fausses
apparences qu’il répand universellement dans les espaces et c’est ainsi
qu'Artaud le Mômo peut prendre figure d’halluciné.- Que voulez-vous dire, monsieur Artaud ? - Je veux dire que j'ai trouvé le moyen d’en finir
une fois pour toutes avec ce singe
et que si personne ne croit plus en dieu tout le monde croit de plus en plus dans l’homme.
Or, c’est l’homme qu’il faut maintenant se décider
à émasculer. - Comment cela ?
Comment cela ?
De quelque côté, qu’on vous prenne, vous êtes fou,
mais fou à lier.- En le faisant passer une fois de plus mais la dernière sur la table
d’autopsie pour lui refaire son anatomie.
Je dis, pour lui refaire son anatomie.
L'homme est malade parce qu'il est mal construit.
Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange
mortellement, dieu,
et avec dieu
ses organes. Car liez-moi si vous le voulez,
mais il n'y a rien de plus inutile qu'un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes,
alors vous l'aurez délivré de tous ses automatismes
et rendu a sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l'envers
comme dans le délire des bals musette
et cet envers sera son véritable endroit.