Peter Greenaway ou la fascination du faussaire
Au cinéma de Greenaway, on fait régulièrement le reproche d'être concerté à l'excès, étouffé dans une autarcie exaspérante par son obsession maniaque de la taxinomie et du dénombrement, sa volonté de systématisation totalisante et totalitaire. Mais en même temps, on ne peut nier la fascination qu'exerce son œuvre. Une fascination qui s'expliquerait moins par la perfection démonstrative du procédé que surtout par le rapport au spectateur qu'il génère, cette invitation qui fait que l'on reconnaît un Greenaway. Un rapport spectatoriel, ou plutôt œ ton, œ style qui lui sont si singuliers et qui est littéralement machiné par un dispositif optique, the Greenaway touch, prothèse de redressement de la vue par tous les appareillages optiques dont le cinéma apparaît comme le direct héritier.
Cinq axes de machinage vont s'articuler dans cette opération de correction de la vue:
- un premier balancier entre les deux pôles de la tradition et de l'innovation, régulateur d'un régime d'écriture "maniériste': Le maniérisme n'est pas seulement œ courant artistique auquel il se réfère - cette période charnière entre le XVIe et XVIIe siècle, où tout n'était déjà que citation, peinture narrative et fortement littéraire tout en étant utilisée pour son seul aspect plastique. Il est surtout "la seule forme de liaison possible entre les éléments du savoir: l'addition"(Foucault). Esprit encyclopédique, Greenaway revendique l'héritage de 2000 ans d'arts visuels, puisant dans cette "mémoire collective" ses essais de redéfinition de cette "chose archaïque" qu'est le cinéma. Cette ré-écriture sérielle - "cet art de faire du neuf avec du vieux" - délimite, par la double opération de la reprise et de la transformation, autant de plateaux plissés d'une batterie à accumulation cryptographique, alimentant la torche spéléologique d’un cinéaste archéologue de sa propre culture précieusement sédimentée.
- Un deuxième jeu de rouages entraîne un recyclage de son propre travail de plasticien: dessins et croquis, cartes-tableaux, "diverses épaisseurs d'imagerie", autant de traces du cheminement vers le film ou de preuves de stériles culs de sac et trahissant un reliquat de repentirs... Recyclage également de son œuvre de cinéaste dans la refonte, d'un film à l'autre, d'éléments fictionnels récurrents, dans l'accommodation des mêmes idées, thèmes ou personnages. Recycler est un trait stylistique de la signature, de l'auto-référence, de ce jeu de piste fait d'échos visuels ou sonores sollicitant, de film à film, la mémoire du spectateur.
- Vient ensuite son attachement à certains signe-pivots de sa très affichée culture britannique: outre son émerveillement romantique pour le Paysage, il emprunte à la tradition du roman gothique la thématique de la nécrophilie, ainsi qu'au Jacobean stage play son matérialisme machiavélique et le sentiment de la catastrophe imminente, par la déclinaison des thèmes de mélancolie, inceste, pourrissement, torture et revanche. Mais c'est particulièrement dans le traitement de dialogues que se manifeste sa filiation très nette à la tradition littéraire dite du Non-sense, sorte de surenchère sur l'absence de sens. Comme Lewis Carroll, Greenaway mixe ludiquement, pour les remettre en question, les expressions toutes faites de sa langue. Et d'Oscar Wilde, il évoque les joutes oratoires avec des reprises systématique de mots, de répétitions. Le rire amer, ponctuant cet humour noir modulé dans l’image à son regard ironique, est la manifestation irrépressible de cette distanciation avec laquelle il observe la résistance des choses à tous ceux, y compris lui-même, qui s'escriment à leur donner un sens. Ce parti pris du point de vue, résultat d'une éducation rigoriste "à l'anglaise", est acté par un maintien de la caméra à distance et son incarnation en des personnages situés en position d'observateurs.
- Chaque image est tendue par le ressort d'un questionnement sur sa propre fonction: elle est comme fendue par l'auto-désignation de l'artificialité du procédé cinématographique, des moyens par lesquels l'illusion a été mise en place. Greenaway revendique un cinéma qui ne feint pas la présence, mais dont la présence, à subvertir, est hallucinatoire. Un cinéma dont la fiction enveloppe toujours la méta-fiction, qui à la fois réfléchit et se réfléchit lui-même. Cette réflexivité homofilmique, agissant comme le révélateur de l’impossibilité de signifier, refuse avec vigueur le réalisme cinématographique, ces "frémissements de la réalité" qui ne concernent pas la reproduction. Le cinéaste est un faussaire qui, par sa mise en scène de l’artifice, dans le même geste en dévoile déjà le subterfuge. Faussaire qui ne peut être réduit à un simple copieur parce que ce qui est faux, ce n'est pas seulement la copie, mais déjà le modèle.
- Le cinquième bras taraude la toile de celluloïd d'une peinture polygraphique, par un pliage d'éléments hétérogènes dans l'espace unique du cadre: alliage hélicoïdal de toutes les matières d'expression artistique annexes à celle du cinéma. Usage extensif du langage cinématographique, dont la spécificité réside dans le filetage de son hétérogénéité constitutive. Etat de convulsion, de crispation, où le cinéma suit la spirale des matières d'image glissant les unes sur les autres, à l'infini, comme autant de données sur une table d'information. A la fois peintre, écrivain, scénographe, architecte..., c'est par un véritable bourrage schizophrénique de ses tableaux que le cinéma sort de son cadre. Le tableau est tellement rempli de plis que, comme un éventail, on ne pourrait les dérouler sans le rendre infini. Aussi la matière a-t-elle tendance à sortir du cadre, comme souvent dans le trompe-l’œil, et à s'étirer suivant ses lignes de centrifugation, le fluage dans une extension des arts, chaque art tendant à se réaliser dans l'art suivant qui le déborde. Unité extensive, baroque, formant un théâtre universel, qui porte l'air et la terre, l'eau et le feu: les sculptures y sont de véritables personnages, et la ville, un décor, dont les spectateurs sont eux- mêmes des images peintes ou des sculptures. L'art tout entier devient Socius, espace social public, peuplé de danseurs baroques, jouant à la pose, spectacles organisés, parades représentatives et conceptuelles. Mais cette matière n’en est pas moins travaillée, retenue et contrariée dans son déroulement par le suspens ou l’immobilité picturale. Lévitation centripète où l’image se voit divisée et subdivisée, presque millimétrée. D’où l’utilisation systématique de grilles, mires, cages, fenêtres, autant de vedute, lignes horizontales et verticales qui font écho à divers dispositifs optiques de suspension. On en arrive ainsi à une sorte de monstration ou d’exhibition de toutes ces prothèses – techniques ou rhétoriques – qui assurent au film sa rigueur et à l’image sa tenue. Souligné, hypertrophié, le cadre décolle en quelque sorte de l’invisibilité du pourtour de l’écran – pour apparaître en pleine lumière – distancié et prégnant. Et l’image ? Elle fait tableau et … persiste, lieu clos où tout tient et se tient.
Cette minutieuse organisation de l’image débouche sur une pure folie visuelle. Comme si l’excès même d’une rationalité du voir (qui accumule les codes et les recettes) amenait à sa propre parodie. Une sorte de surréalisme froid, où le délire vient d’une hyperfigurabilité en même temps que d’une extrême prolifération de détails – "une sorte d’entassement de toute la culture du XXe siècle".
Eric Dumont, Le Journal du Palais des Beaux-Arts, mars 1996, page 8.