The Kiss de Jacques Feyder : Revisitation d’un mélodrame hollywoodien par un esprit européen
Muriel Andrin
Dans leur article portant sur la problématique de l’identité belge, Emanuele Castano et Nathalie Tousignant contestent l’idée d’une unicité nationale ;
« (…) Certains voient cette unicité dans la présence de deux cultures qui se côtoient, l’une germanique, l’autre latine. Unicité qui lui vaut l’appellation de micro-Europe de la part de ceux qui voient cette dernière comme l’Europe des Régions. Pour nous, cette identité réside exactement dans le manque d’unicité. Tout comme l’Europe, la Belgique n’est pas douée d’une identité propre, univoque, spécifique ».[i]
Prenant comme point de départ les paroles de l’historien Henri Pirenne qui avait défini la Belgique comme l’alliance de l’esprit germanique et de l’esprit latin mais rejoignant plutôt l’esprit d’un ‘compromis à la belge’ d’un Jules Destrée[ii], Castano et Tousignant veulent démontrer avant tout la rupture qui caractérise l’identité belge, cet état hybride, et ce que cette hybridité implique : non pas l’unicité ou la fusion, mais bien une constante, intrinsèque coexistence pratiquement non altérée de ces deux esprits. L’identité belge se verrait donc caractérisée par un dédoublement, un clivage interne entre l’unité et la diversité, le tour de force étant de faire coexister ces deux mondes dans un même univers.
Le film du cinéaste belge Jacques Feyder, The Kiss (réalisé en 1929), est à l’image de cette rupture. Mélodrame bourgeois où une femme tue son mari qui l’a surprise donnant un innocent baiser à un jeune soupirant, et est défendue, puis acquittée par son véritable amant, le film témoigne de cette constante mise en présence de deux esprits et de cette impossible fusion.
La rupture s’articule étrangement à tous les niveaux du film, mais elle est originellement représentée par une faille temporelle marquant clairement la délimitation entre un état passé et un état futur. D’un point de vue purement historique, The Kiss est le dernier film muet de la MGM et de Greta Garbo avant l’avènement du parlant, le studio ayant refusé de se lancer dans la bataille du son sans en connaître auparavant toutes les techniques et les retombées. Il est aussi le premier film de la courte carrière américaine de Feyder.[iii]
Comme, entre autres, Victor Sjöstrom, Mauritz Stiller, Ernst Lubitsch, Emil Jannings ou encore Conrad Veidt, Feyder se voit, à la fin des années 20 et selon le terme convenu, invité par Louis B. Mayer à entrer dans le contingent de ses nouveaux talents européens. En 1928, Feyder quitte volontairement l’Europe, accompagné de sa femme, l’actrice Françoise Rosay, motivé à la fois par l’attrait des techniques hollywoodiennes, mais aussi mû par la volonté de fuir les remaniements constants dont ses films font l’objet. On connaît pourtant la nécessité pour ces réalisateurs européens de se plier au mode de production hollywoodien.[iv] Mais Feyder n’est pas dupe du rôle qu’on veut lui faire jouer au sein de cette nouvelle Tour de Babel où s’élève le brouhaha des langues encore uni par l’universalité du cinéma muet. Si Hollywood possède toutes les techniques et le personnel, ils doivent refuser le vase clos et s’ouvrir à un nouveau ‘ferment’ étranger. Je le cite : « Ils espèrent ainsi piquer l’émulation de leurs metteurs en scène ordinaires, jeter à la circulation quelques idées exotiques assimilables, renouveller leur esprit et leur style sans rompre leur tradition, réveiller ceux qu’endort le ronron de la réussite commerciale, prévenir le piétinement et la décadence ».[v]
Grâce à un passé empreint d’inventivité visuelle ou encore, ce que son scénariste et ami Charles Spaak définissait comme son ‘scepticisme’[vi], Feyder construit sa propre forme cinématographique qui répond à l’image imposée, mais porte aussi les stigmates évidents de sa dualité nationale. Profitant du système, il cherche donc à intégrer et maîtriser, le plus parfaitement possible, les techniques existantes non pas pour les transformer mais les opposer à celles qui le constituent en tant que cinéaste européen, faisant coexister les deux tendances à l’intérieur d’un même espace.
C’est en cela que l’on peut affirmer que la frontière entre les deux états se dessine également au niveau du film lui-même. Que ce soit à travers le genre utilisé (le Mélodrame, que Feyder a déjà pratiqué dans Visages d’enfants), l’élaboration visuelle ou la star mise en scène, The Kiss cultive cette nécessité de toujours envisager les éléments selon deux perspectives ; la conscience aiguë d’un passé utile et indispensable mais également celle d’un possible futur. C’est dans ce sens que j’entends le film de Feyder comme une re-visitation.
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Si l’on suit l’avis d’un Richard Corliss qui décrit le film comme ‘a bit of nonsense’ qui ne prendrait au sérieux que le médium[vii], le premier élément qui permet d’affirmer d’une façon probante la volonté d’effectuer une rupture se situe au niveau de la mise en scène. Marcel Oms a souligné l’importance accordée par Feyder aux images : « C’est donc autant au niveau des structures narratives qu’au niveau « lexical » de l’image proprement dite que se situe la révolution cinématographique pour Feyder. Bien souvent, ses films jouent sur les ambiguités de l’image, ou mieux, sur leur ambivalence, pour illustrer ce que nous appelons la ‘spécificité cinématographique’ et que Feyder plus simplement appelait la ‘composition visuelle’ ».[viii]
Ayant assimilé et appliquant les techniques hollywoodiennes de narration et de réalisation, Feyder insère quelques touches d’expérimentation personnelles au niveau de la grammaire visuelle du film, provoquant un certain malaise au sein du déroulement de la belle mécanique. La vision du match de tennis en surimpressions n’est que la première incursion de cette volonté. Mais c’est principalement sur la mise en scène du meurtre et du témoignage d’Irène que joue Feyder pour illustrer son propos et s’inscrire simultanément dans deux formes de production radicalement différentes. Le zoom arrière sur la porte qui se referme et vient occulter le meurtre, ainsi que l’intervention de deux sons synchrones (le coup de pistolet et la sonnerie du téléphone) peuvent encore passer pour (d’audacieux) prolongements des techniques hollywoodiennes.[ix] Mais l’interrogatoire d’Irène quitte définitivement cette ligne directrice.
Encore une fois le flash-back introduit par le fondu entre le visage de Garbo et les faits passés pourrait inscrire l’extrait dans une pure logique hollywoodienne. Mais l’intrusion des hésitations d’Irène au travers, non seulement des intertitres, mais également des détails visuels, permet de tracer une véritable frontière ; les aiguilles avançant ou reculant selon les versions, le gros plan du doigt d’Irène qui se dirige vers l’interrupteur puis s’abstient, l’intertitre « - the windows were open – no, I think they were » … fermées, mouvement démontré dans un plan où les fenêtres se referment d’elles-mêmes. Mais plus encore que les éléments visuels constituant ce flash-back, c’est le principe du procédé qui est lui-même remis en cause puisque les réminiscences d’Irène sont basées sur le mensonge. La vérité ne sera finalement rétablie qu’à travers ce que l’on pourrait appeler un flash-back ‘traditionnel’ qui remplace les aveux verbaux d’Irène à son amant qui vient de la faire acquitter.
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Au-delà de cette première approche stylistique, c’est le genre lui-même qui procure en réalité la source principale de cette prise de conscience de la rupture des deux états. Sur la base d’un scénario qu’il a co-écrit avec Hans Kraly, autre émigré européen, plus habitué aux comédies d’Ernst Lubitsch qu’aux mélodrames conventionnels, Feyder introduit au sein d’une citadelle mélodramatique particulièrement ancrée dans les conventions de genre, une évidente mise à distance ; celle d’un jugement à la fois critique et cynique émis par d’autres classes sociales, notamment populaires, sur ce drame purement bourgeois.[x] Ces apostrophes aux accents de pochade interviennent dans la narration comme de véritables parenthèses caustiques dans l’univers et la structure a priori hermétiques du Mélodrame.
Si l’on pourrait prendre ces saynètes pour des intrusions déplacées, Feyder applique en réalité un des principes constitutifs du genre mélodramatique: celui du contraste. Apparaissant aussi bien au niveau de la thématique que du style, cette idée a été définie par les formalistes russes et plus particulièrement Boris Eikhenbaum dans son étude sur la poétique du Mélodrame. Pour ce dernier, le contraste naît de l’alternance entre l’intensément tragique et le comique de situation, de personnage ou de parole, engendrant ainsi ce qu’il désigne sous le terme de ‘texture agitée’.[xi]
Pour Jean-Marie Thomasseau, le personnage comique est indispensable au Mélodrame classique théâtral, quitte, en son absence, à provoquer un relatif insuccès de la pièce.[xii] Plus qu’un mélange, « le mélodrame pratique une manière de juxtaposition des genres en laissant le soin au seul personnage comique d’intervenir immédiatement après, ou quelques instants avant, les scènes les plus pathétiques ».[xiii] Même s’il préfère le faire apparaître sous forme de groupes de personnages plutôt qu’au travers de figures isolées, Feyder applique donc le principe à la lettre, créant cette « texture agitée » en complète adéquation avec la logique de la double articulation de deux états impossibles à fusionner. Mais il le laisse aussi s’immiscer de façon extrême, à la limite du sabotage, dans la trame originelle.
Dès la première scène, une systématisation de la répartition comique se met en place, ponctuant toute la séquence de ‘respirations’. Ainsi, dans le travelling latéral d’ouverture, nous assistons à la ‘visite éclair’ d’un groupe de visiteurs, affairés à suivre les gestes professoraux du guide, les commentaires de leurs brochures, tout en gardant le rythme effrénée de leur accompagnateur. Ce mouvement frénétique n’est arrêté dans son élan que par le plan fixe d’un couple (Greta Garbo - Irène ; Conrad Nagel – André) vraisemblablement gêné par la présence et le passage incessant des groupes. Leurs regards fuyants et coupables s’opposent en tout point à la légèreté et au regard curieux des visiteurs. Mais l’opposition ne prend sa véritable ampleur qu’à l’apparition du premier intertitre : « Irène, we can’t go on meeting like this ». Au mouvement presque aérien et comique du début de la scène, vient se substituer la lourdeur fataliste de la mécanique mélodramatique. Feyder multiplie dès lors les clichés aussi bien au niveau des attitudes des personnages que des intertitres qui marquent leur situation ; les regards éperdus, les mines défaites, leurs enlacements impulsifs et leurs brusques et déchirantes séparations, ne jouent que sur les variations de l’amour impossible, du mari refusant le divorce, les rêves de fuite pour mieux revenir à l’impossibilité originelle et fatale du couple.[xiv]
Pourtant, si Feyder semble volontairement s’enliser dans les conventions du genre choisi, laissant définitivement derrière lui la première incursion comique, il y revient très vite. Irène et André, qui se sont réfugiés dans une autre salle, en apparence plus calme, se retrouvent confrontés à deux femmes d’âge moyen qui n’ont aucun mal à reconnaître le caractère illicite de leur relation. L’une d’elles profère un « This room seems to be reserved for the intimate arts », dont l’intonation ironique est marquée dans l’intertitre par l’emploi de l’italique. Mais l’effet est rapidement évacué, remplacé, à nouveau, par le pathos de la séparation.
Ces deux incursions demeurent sur le plan d’une indéniable légèreté. Mais elles ouvrent également la voie à d’autres commentaires, beaucoup plus caustiques et socialement marqués. On ne pourrait, par exemple, oublier cette scène particulièrement cocasse qui vient interrompre le très sérieux déroulement du procès incriminant Irène, dans laquelle des femmes d’ouvrage nettoient le tribunal, l’une d’entre elles occupant le siège réservé au juge pour y manger son casse-croûte. Le processus de relativisation s’opère à au moins deux niveaux : celui du contenu de la discussion dans laquelle les femmes expriment leur compréhension face au geste d’Irène (« I don’t blame her ! Half us women should shoot our husbands – if we only had the nerve ! », « Get to work – you’re putting bad ideas in my head ! ») mais aussi, visuellement, par l’occupation des emplacements institutionnels par des femmes, issues d'un milieu populaire. En effet, alors que les dames du musée appartiennent au même niveau social qu’Irène et son amant, et peuvent donc légitimement émettre leur commentaire face au couple, les nettoyeuses représentent clairement un autre groupe social qui n’intervient dans l’action qu’en l’absence des personnages principaux.
Cette séquence trouve par ailleurs son écho dans les scènes de rue où le peuple lit les articles de la presse à scandale sur le procès. Mais c’est probablement la scène finale du film qui offre le plus bel effet de contraste ; les femmes d’ouvrage, seaux et serpillières à la main, interrompent les aveux et la réconciliation du couple illégitime par un « excuse me but we have to clear the court », éclatant d’un rire tonitruant qui tranche avec les mines tragiques des amants. Cette intrusion répétée du commentaire du peuple face à la bourgeoisie, même si elle est cette fois insérée dans la même scène, relève toujours d’un processus de dissociation par un champs/contre-champs qui exclût la possibilité d’inscrire les deux groupes dans le même espace. Cette impossibilité, alliée à l’incroyable fait que la véritable meurtrière est finalement acquittée, permet de refermer le film sur un sentiment de farce empreint de malaise ou même d’étrangeté.
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Outre cette revisitation de la trame mélodramatique, Feyder introduit enfin la rupture à un troisième niveau, plus périlleux encore au sein du système hollywoodien dans lequel il évolue à présent : celui-là même de la star. Garbo et son image mythique, véritable produit artistique, née de l’imagination des studios, n’échappent pas au processus de relativisation ou de ‘scepticisme’ entamé par Feyder.
Ainsi, dans cette logique d’une constante conscience de l’image passée et future, celle-ci se voit établie puis reprise pour être mieux détournée, ironisée, réduite à d’autres fins que celles habituellement engendrées. Garbo elle-même ne semble pas éloignée de ce détournement et participe au mouvement de conscientisation d’elle-même, entrant dans la démarche de Feyder à qui, s’il faut en croire les biographes, elle vouait une confiance peu commune.[xv] Feyder qui, dans un paradoxe irréductible, lui (et nous) offre à la fois sa plus belle image iconique, tout en lui subtilisant ensuite son statut mythique.
Le réalisateur opère, une fois encore, à deux niveaux, le thématique et le stylistique. Alberto Boschi dans son article au merveilleux titre – « Apt to Fall – Figures in Garbo’s Hollywood Silents », s’évertue à répertorier les infinies séries de variations du même personnage interprété par Garbo dans ses films muets et dépendant de la répétition compulsive du studio system.[xvi] De The Torrent (Monta Bell, 1926) à Wild Orchids (Sidney Franklin, 1929), se crée ainsi une cyclicité infernale, où Garbo joue des vamps soumises, pour l’amour d’un homme, aux lois du sacrifice et de la rédemption.[xvii] En humanisant le personnage, en le rendant plus ambigu, Feyder refuse le cercle répétitif. Il permet ainsi aux larmes de couler (enfin) sur les joues de la divine, établit entre elle et son mari des liens de connivence, lui fait repousser les avances de son jeune soupirant, la fait condamner (à juste titre), puis acquitter par son propre amant, refusant le traditionnel sacrifice de sa vie pour expier des fautes réelles ou hypothétiques.
Mais c’est au niveau stylistique que s’articulent les plus saisissantes altérations. Si l’on retrouve tous les indices du mythe dans ces plans mémorables, comme le face caméra, l’échange des photos entre Irène ou son jeune amant ou encore son apparition au tribunal, érigée, dans une raide contre-plongée, en figure tragique de veuve, ils sont aussi détournés dans d’autres représentations : le témoignage est précédé de caricatures faîtes par les dessinateurs, les photos servent d’illustration à des manchettes de journaux dont le destin est de finir comme papier usagé.
Les biographes de la star s’indignent du traitement qu’inflige Feyder à son actrice et fustigent le réalisateur, puisque, pour eux, l’image de Garbo et sa seule présence créent l’événement filmique.[xviii] D’autres ne s’y reconnaissent plus, concevant cette vision comme une véritable chute d’Icare. Henri Agel s’insurge contre ce passage du mythique au sociologique, qui le prive du caractère irréaliste de la star : « Le réalisme psychologique de Feyder découronnait Garbo, lui enlevait son aura, la rendait plus proche de Mauriac que des légendes grecques ».[xix]
Plutôt que de vivre cette vision comme une déchéance ou comme une simple subversion, il serait plus juste d’affirmer que Feyder n’a pas hésité non pas à concilier, mais, encore une fois, à mettre en présence des extrêmes. Utilisant, comme tant d’autres réalisateurs avant lui, son extraordinaire photogénie, il atteint l’ultime iconisation de Garbo par ce saisissant gros plan face caméra où, pendant quelques sublimes secondes, elle se départ de son inward-gazing[xx], et, telle Méduse, pétrifie les spectateurs de ses yeux noirs, ou, selon les mots de Barthes, de ses « deux meurtrissures un peu tremblantes ».[xxi]
Mais il touche également à l’ironisation extrême de cette même image, en transformant les photos de la Divine – ces emblèmes aux dimensions extravagantes du star system instauré par les studios - en papier pour allumer le feu ou emballer les légumes du marché.[xxii] Seul un réalisateur européen pouvait ainsi déconstruire la mythification de Garbo, juxtaposant les deux états et créant un indéniable malaise – malaise reflétant aussi les incertitudes et les craintes planant sur le futur de la star qui, on l’apprend lors du tournage, devra affronter dès son prochain film la terra incognita des films parlants.
La prédiction de Roland Barthes, le point ultime de rupture, d’un passage d’un état à l’autre, s’opère ici ; « Le visage de Garbo représente ce moment fragile, où le cinéma va extraire une beauté existentielle d’une beauté essentielle, où l’archétype va s’infléchir vers la fascination de figures périssables, où la clarté des essences charnelles va faire place à une lyrique de la femme ».[xxiii] Avec son film, Feyder replace Garbo dans l’ordre du temps duquel elle s’était soustraite en accédant à la mythification américaine ; il nous éloigne des circonvolutions de l’imaginaire pour nous diriger vers celles du genre humain. On retrouve donc ici, une fois de plus et presque involontairement, les deux ordres temporels, celui de l’Avant et de l’Après.
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Malgré ses incessantes ruptures de ton et des critiques incendiaires, le film remporte à sa sortie un succès inattendu, que ce soit pour la MGM et Louis Mayer lui-même. Feyder, fort de ce succès et grâce à son entente avec Garbo, s’engage ensuite dans la réalisation de la version allemande d’Anna Christie, Clarence Brown ayant assuré la mise en scène de la version américaine.[xxiv] Feyder enchaîne ensuite sur d’autres films comme Le spectre vert (la version française de The Unholy Night, 1930), Si l’Empereur savait ça (version française d’Olympia, 1930), Daybreak (Aube) et The Son of India (1931), deux versions américaines mettant en scène Ramon Navarro. Mais la période de félicité finit par s’enrayer puisque s’en suivent, en 1932 et toujours pour la MGM, trois projets avortés ; Black Owen et Comme tu me veux (une adaptation de Pirandello), tous deux élaborés avec Garbo, et enfin, Red Dust.[xxv]
En 1933, après le rejet radical de ses trois derniers projets, Feyder doit donc déchanter face à un système qui n’assouvit pas ses rêves et ses exigences artistiques. Cas particulier au sein de la communauté des émigrés européens puisqu’il ne dépend ni d’impératifs financiers, ni de contraintes politiques le forçant à l’exil, Feyder fuit cet Eden illusoire pour retourner en Europe où il tournera Le Grand Jeu (1933/34) et continuera à produire des extériorisations du mal dont il souffre ; cette forme particulière de schizophrénie artistique dont relève la rupture de deux identités culturelles.
Tous mes remerciements à Hélène Sprangers pour son attentive relecture du texte.
[i] Emanuele Castano & Nathalie Tousignant, « La Belgique et l’Europe – Un demos sans ethnos ? », dans Les racines de l’identité européenne, Gérard-François Dumont, Paris : Economica, p. 100.
[ii] Homme politique socialiste belge, Jules Destrée a d’abord été connu pour ses revendications en faveur de la Wallonie et pour sa Lettre au Roi (1912) dans laquelle il désire envisager la Belgique comme l’union de deux peuples indépendants et libres. Il s’associera ensuite à Camille Huysmans pour négocier le Compromis des Belges (1929), texte avançant le souhait de se diriger vers une décentralisation culturelle de plus en plus grande mais toujours dans le cadre explicitement maintenu de l’unité nationale (voir « Jules Destrée, entre séparatisme et nationalisme », Jean-Philippe Schreiber, dans Les Grands Mythes de l’histoire de Belgique – De Flandre et de Wallonie, sous la direction d’Anne Morelli, Bruxelles : Editions Vie Ouvrière, 1995, pp.243-254).
[iii] Feyder, débarqué à Hollywood juste après la réalisation de son film Les Nouveaux Messieurs, ne restera dans le système hollywoodien que jusqu’en 1933.
[iv] « Une fois arrivés en Amérique, ces artistes qui, pour la plupart avaient été choisis à cause de leur personnalité marquée, eurent à entrer dans des cadres d’une rigidité farouche et à se soumettre à un travail « standardisé » qui leur faisait immédiatement perdre le meilleur de leurs qualités». René Jeanne, « L’invasion cinématographique américaine », dans La Revue des Deux Mondes, février 1930, p. 863-864, cité par Martin Barnier dans son article « The Kiss, Si l’empereur savait ça – Jacques Feyder et la MGM dans le contexte de la généralisation du son à Hollywood », 1895, p.141.
[v] Cité par Victor Bachy dans Jacques Feyder, artisan du cinéma, 1885-1948, Louvain : Presses Universitaires, 1968, p.98.
[vi] Selon les termes de Spaak, « Feyder, auteur, était un grand sceptique. Il ne croyait ni à Dieu, ni à l’homme. A la femme, encore moins ! Il n’a vu qu’une chose : la noblesse de son métier et, le plus simplement du monde, il lui a consacré sa vie. Ce sont les désabusés de son espèce qui, pour une cause qu’ils ont élue, brûlent de vraie passion et savent tout lui sacrifier » (Charles Spaak, « Qu’est-ce que je veux exprimer ? Et pour le dire quelle image verra-t-on sur l’écran ? » dans Jacques Feyder ou le cinéma concret, édité par le Comité National Jacques Feyder, Bruxelles : Palais des Beaux Arts, 1949 (pp. 27-34), p.32). Henri Agel reprend cette idée de scepticisme, ou même de ‘ligne de scepticisme’ lorsqu’il décrit la réalisation de The Kiss: « La naïveté du tribunal, la séduction d’une belle veuve accusée ‘à tort’, l’habilité de l’avocat inspiré par la passion : autant de circonstances qui jouent pour innocenter celle dont, en réalité, la culpabilité morale demeure concevable. Tout cela est bien dans la ligne du scepticisme de Feyder, mais assez peu dans le ligne dramatique de Garbo » (dans Greta Garbo, p.71).
[vii] « Why bother to honor the conventions in the scenario but not in the mise-en-scène ? », Richard Corliss, Greta Garbo, New York : Pyramid Publications, 1974, pp.72-73.
[viii] Marcel Oms, « L’esprit du cinéma », dans Les Cahiers de la Cinémathèque, n°40, été 1984, (pp.29-34), p.30.
[ix] Ceci est particulièrement intéressant en ce qui concerne la période d’innovations sonores dans laquelle s’inscrit le film. Martin Barnier explique dans son article (cfr note 4) la volonté de la MGM de voir s’épanouir les techniques sonores avant d’appliquer elle-même ces nouveaux principes. The Kiss est donc le dernier représentant du film muet à la MGM, et d’Hollywood si l’on exclût Modern Times et Limelight de Chaplin.
[x] On connaît les origines bourgeoises de Feyder (voir, à ce sujet, Frédéric Sojcher, « ‘Belgitude’ et Européanité dans l’œuvre de Jacques Feyder », dans 1895, Hors-série « Jacques Feyder », Octobre 1998).
[xi] «Contrast also exists in the expressive style. Melodrama rarely maintains a single dramatic tone, but alternates the comic in situation, character and speech with the intensely tragic. The alternation gives melodrama an « agitated » texture, imparting particular sharpness to its emotional themes throughout contrastive illumination », Boris Eikhenbaum, Poetics of Melodrama, repris et synthétisé par Daniel Gerould dans « Russian Formalists Theories of Melodrama » dans Imitations of Life, edited by Marcia Landy, Detroit : Wayne State University Press, 1991, p.123.
[xii] Jean-Marie Thomasseau dans Le Mélodrame (Paris, Presses Universitaires de France, 1984) cite le cas de la pièce de Pixerécourt, intitulée Les Maures d’Espagne (1804).
[xiii] Jean-Marie Thomasseau, op.cit., p.37.
[xiv] De « We shouldn’t hide our love – we must have the courage to face the situation » à la fuite envisagée puis rejetée par un « Irène – that would be an easy way out for me, but an impossible one for you ! », les intertitres renforcent l’idée première des conventions mélodramatiques et de l’éternelle application des mêmes procédés.
[xv] Cfr Garbo-A Biography, Barry Paris, New York : Alfred A.Knopf, 1995, pp.168-171 et Garbo, John Bainbridge, London : Frederick Muller Ltd, 1955, pp.147/148. Selon Bainbridge, Garbo avait à cette époque un cercle d’amis proches, ‘germanophiles’, constitué entre autres d’Emil Jannings et de sa famille, ainsi que du couple Feyder.
[xvi] Alberto Boschi, « Apt to Fall – Figures in Garbo’s Hollywood Silents » dans le recueil Silent Garbo publié par Bologne : Transeuropa/Cinegrafie, 1997. Pour Sumiko Higashi, les personnages interprétés par Garbo assurent la transition après le passage de l’impossible et surnaturelle vamp incarnée par Théda Bara. Rendue plus vulnérable par sa possibilité de succomber à l’amour romantique, ce personnage est également capable de sacrifice et donc de rédemption (Virgins, Vamps and Flappers – The American Silent Movie Heroine, Eden Press, 1978, pp 75-78).
[xvii] The Temptress (Fred Niblo, 1926), Flesh and the Devil (Clarence Brown, 1926), Love (Edmund Goulding, 1927), The Divine Woman (Victor Sjöstrom, 1927), The Mysterious Lady (Fred Niblo, 1928), A Woman of Affairs (Clarence Brown, 1928), The Single Standard (John Stuart Robertson, 1929) ; Boschi et Higashi défendent l’idée que tous les films tournés par Garbo entre 1926 et 1929 répondent aux mêmes critères du point de vue du personnage.
[xviii] Charles Affron affirme ainsi que « Feyder and Clarence Brown were reputedly Garbo’s favorites, but only Fred Niblo in The Mysterious Lady and Sidney Franklin in Wild Orchids fully extended her exteriority in silent films. Perhaps it was because they understood that merely to watch Garbo on the screen is a film event, per se » (dans Star Gazing : Gish, Garbo, Davis, New York : E.P.Dutton, 1977, p.114).
[xix] Henri Agel, Greta Garbo, Paris : Séguier, 1990, p.70.
[xx] Expression du photographe John Kobal dans The Art of the Great Hollywood Portrait Photographers 1925-1940, New York, 1980, p.29, reprise par Michaela Krützen dans son livre The Most Beautiful Woman on the Screen : The Fabrication of the star Greta Garbo, Berne :Peter Lang, 1992, p.52.
[xxi] Roland Barthes, « Le visage de Garbo », Mythologies, Paris : Seuil, 1957, p.66-67.
[xxii] Pour l’utilisation des photographies de Clarence Sinclair Bull ou Ruth Harriet Louise comme véhicule de la star persona de Garbo, cfr « Empowering Glamour » de Florence Jacobowitz & Richard Lippe dans Cine Action 26/27, Winter 1992, p.4, et The Most Beautiful Woman on the Screen – The Fabrication of the Star Greta Garbo, Michaela Krützen, op.cit., pp.87-99.
[xxiii] Roland Barthes, « Le visage de Garbo », op.cit., pp.66-67.
[xxiv] On peut noter ici que la transition opérée par Feyder en ce qui concerne l’image de Garbo dans The Kiss trouvera sa confirmation dans Anna Christie dans lequel Garbo s’engage sur une voie essentiellement naturaliste, s’éloignant de l’iconification de ses films muets.
[xxv] Pour la liste complète et détaillée des projets de Feyder, cfr Victor Bachy, Feyder – Artisan du Cinéma, op.cit.