Muriel Andrin

Docteur en Philosophie et Lettres, Université Libre de Bruxelles

 

 

 

De la pétrification au mouvement cinématographique - le rôle du portrait dans la communication avec les esprits au sein du cinéma classique hollywoodien

 

 

« L’un des moyens de donner corps à la peur, de l’objectiver et par conséquent de la rendre supportable, c’est de lui donner une figure. Détacher son regard de soi en le modelant sous forme de simulacres, conjurer la peur de l’eidôlon, du spectre revenu du monde des morts, en fabriquant l’eikôn qui en figure l’effroi, c’est la possibilité d’en supporter la vue ».

Jean Clair, Méduse

 

 

Entre les films de propagande et les mélodrames patriotiques de circonstance qui constituent le cinéma hollywoodien des années 40, viennent se glisser quelques films se confrontant à la question existentielle qui hante ces années de guerre : la disparition. La stratégie hollywoodienne, déjà intrinsèquement familières des notions de permanence et d’éternité, prend de plein fouet le caractère éphémère des corps qui tombent et des âmes qui se mettent à errer. Devant ce terrible et inéluctable constat, leur réaction est de se servir de leur outil de travail : en perfectionnant le caractère immuable et idéal du moyen cinématographique, ils engendrent des représentations cathartiques d’où renaît l’espoir d’une autre vie.

 

Réalisateurs, scénaristes et producteurs s’interrogent sur la mise en scène d’un au-delà réconfortant et sur les possibilités de représenter ce qui nous est invisible ou inconcevable. Loin de se cantonner dans des films fantastiques ou d’horreur, cette idée se dissémine dans l’ensemble de la production. Ainsi, en 1943, Ernst Lubitsch envoie son héros de Heaven Can Wait au Purgatoire où il doit se confronter à Saint-Pierre et s’amender de son attitude sur terre, et la même année, Vincente Minnelli situe sa première comédie musicale, Cabin in the Sky, au Paradis ; de l’autre côté de l’Atlantique, en 1946, Michael Powell et Emeric Pressburger imaginent dans A matter of Life and Death une ‘salle d’attente’ céleste pour les aviateurs tombés au front.[1]

 

Mais la mise en scène du surnaturel n’est pas le seul indice de cette préoccupation. L’intégration de portraits peints au sein des narrations filmique de l’époque participe également à ce mouvement. Ceux-ci, proches dans leurs intentions des célèbres portraits égyptiens de Fayoum, permettent au mort de conserver l’expression du vivant, témoignant de ces ‘morts qui nous regardent’. La pétrification des visages dans un masque de beauté immuable et de perfection intemporelle devient par ailleurs, à l ‘époque, une réalité à la fois intra et extra-diégétique. A l’heure où les portraits peints envahissent les écrans, les photographies publicitaires en série commandées par les studios hollywoodiens se démultiplient et envahissent les foyers américains. Le principe sous-jacent à ces deux modes de représentation peut être perçu comme double : s’il permet de matérialiser cet aspect immuable et éternel de la star hollywoodienne, il tient également de la pétrification. ‘Retour du mort’ ou ‘figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts’ selon Roland Barthes, ils correspondent au ‘saisissement mortifère de la vie des sujets photographiés’ figés dans un principe d’éternité.[2] Le simulacre de représentation cinématographique rejoint, dans une logique inattendue, l’imaginaire des masques mortuaires.[3]

 

L’idée de ‘prolongement’ entre les portraits peints et les photographies publicitaires n’est pas due au hasard ; ces portraits que l’on croit picturaux sont souvent en réalité des photographies agrandies et retouchées par des peintres engagés par les studios. L’utilisation de peintures n’est pas non plus innocente : comme le souligne Barthes, contrairement à la photographie, dans la figuration de portraits peints rien ne peut imposer que le référent aie réellement existé.[4] L’idée de doute s’instaure dès lors face à ces ‘créatures de rêves’ : personnages vivants ou simples fantasmes ?

 

S’ils ne sont pas une nouveauté au sein de l’univers filmique, des exemples européens significatifs les ayant précédé dans les années 10 et 20, les portraits peints acquièrent dans les années 40 une dimension quasi tragique. Placés au centre de l’intrigue, ils arborent, dans la plupart des films dans lesquels ils apparaissent, une fonction essentiellement narrative : la matérialisation des esprits et la communication inter-dimensionnelle avec des personnages ‘vivants’.[5] Dans The Woman in the Window (Fritz Lang, 1944) un quadragénaire rangé fait un cauchemar dans lequel il est témoin d’un meurtre après être tombé sous le charme d’une jeune femme qui lui est apparue sous les traits d’un portrait peint ; dans Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940), le nouvelle femme d’un riche veuf se retrouve dans son château, Mandeley, demeure hantée par sa première femme dont il est responsable de la mort ; dans Laura (Otto Preminger, 1944), un détective enquêtant sur le meurtre d’une jeune femme, la voit réapparaître après s’être endormi devant son portrait ; dans The Ghost and Mrs Muir (Joseph Mankiewicz, 1947), une jeune veuve, est confrontée au fantômes un peu rustre d’un capitaine, ancien propriétaire de la maison qu’elle décide de louer en bord de mer pour échapper à sa belle-famille ; enfin, dans The Portrait of Jennie (William Dieterle, 1948) un peintre trouve l’amour et une inspiration inespérés dans les traits d’une jeune femme qui lui apparaît à des âges différents et qui est en réalité une âme égarée sur terre. Dans l’ensemble de ces films, le portrait psychopompe, selon la judicieuse expression de Marc Vernet, devient le moyen privilégié pour les esprits sans repos et errant dans un espace-temps parallèle, d’être brusquement arrachés à leur pétrification et de reprendre forme humaine sous le regard des vivants.[6]

 

Notons que ce n’est pas un hasard si les films qui illustrent cette utilisation du tableau appartiennent à des réalisateurs émigrés ; Fritz Lang (The Woman in the Window), Joseph Mankiewicz (The Ghost and Mrs Muir), Otto Preminger (Laura), William Dieterle (The Portrait of Jennie) et même Alfred Hitchcock (Rebecca), semblent plus enclins que tout autre réalisateur américain à conjurer les morts qui les hantent en redonnant une deuxième vie à leurs esprits sacrifiés, qu’ils le soient en temps de guerre ou dans une autre temporalité.[7] En effet, aucun des films précités ne traite du conflit armé de près ou de loin : seule l’idée de mort injuste et injustifiée des esprits offre un commentaire détourné des réalisateurs sur le sort des soldats tombés au front.

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Bien avant la mise en place du tableau et sa matérialisation effective, l’apparition est annoncée. Que ce soit par l’image, le dialogue ou la structuration même de la narration, le film met en place les conditions propices à la venue de l’esprit. Le récit de Rebecca s’ouvre sur le monologue en voix off de Joan Fontaine qui, sur fond de terres embrumées et de château en ruine éclairé par une pleine lune, nous apprend qu’elle a encore rêvé de Mandeley (« I dreamt I went to Mandeley again ») ; dans Laura, c’est Lydecker qui introduit les données du rêve et de la mort (« I shall never forget the weekend Laura died ») monologuant sur des images de l’appartement vide de la victime ; la brume épaisse qui recouvre New York et Central Park dans The Portrait of Jennie vient renforcer le prologue qui cite Euripides « Who knoweth if to die be but live and that called life by mortals be but death ? » ; dans The Ghost of Mrs Muir, par de simples jeux de lumières et de vent, le fantôme fait déjà ressentir sa présence lors de la première visite de Lucy Muir dans sa future maison ; enfin, pour les amis du criminologue de The Woman in the Window, la fille du portrait qui le fascine est incontestablement une dreamgirl (littéralement « une fille de rêve »), dont la beauté plastique lui permet d’échapper à toute caractérisation humaine.

 

Après ces présages, apparaît le tableau, représentation de figures mortes, dont la beauté ou le caractère inhabituel attire le regard des personnages. Emergeant de la pénombre, le portrait du Capitaine Gregg, marin décédé accidentellement dans son sommeil à cause d’une fuite de gaz, trouble Lucy Muir qui le méprend pour un être humain ; exposé seul dans une vitrine, le portrait d’Alice Reed séduit Richard Warlinger qui ne peut plus en détacher le regard ; le portrait de Laura hante littéralement le pragmatique détective, Mark McPherson, dès les débuts de son enquête. Ce premier regard posé sur des êtres disparus engendre chez les sujets une forme d’hypnose ; McPherson dans Laura et même Lucy Muir, après avoir posé leurs yeux sur le tableau, sont frappés par un engourdissement éphémère, et l’on comprendra plus tard qu’il en a été de même pour Richard Warlinger. La conjonction de l’atmosphère nocturne/onirique et du tableau permet alors l’apparition, de par l’ouverture d’une faille dans l’espace-temps, un ‘entre’ où l’esprit, quittant les limbes qui l’emprisonnent, s’engage et se ‘matérialise’.[8]

 

Suite à l’endormissement fatal, et au moment même de la rencontre fatidique entre Edward G. Robinson et Joan Bennett dans The Woman in the Window, le portrait est le seuil, ‘une brèche dans un mur, ou une déchirure’, dans lequel se dédouble la figure reflétée en surimpression qui porte le nom prédestiné d’Alice Reed.[9] Ce qui permet en réalité l’arrachement de l’esprit à son carcan pictural est un élément essentiel dans la dynamique du spectateur cinématographique : le regard. Ni invocation verbale, ni discours interpellatoire – un regard posé sur le portrait, quasi hypnotisé par le caractère à la fois beau et mortifère du tableau – d’où le sommeil qui s’en suit…  le réveil du personnage et l’éveil de l’esprit.

 

Ce qui frappe d’emblée le spectateur, ce n’est pas tant la réaction de surprise de Richard Warlinger, le léger effroi de Lucy Muir ou l’incrédulité de McPherson, mais bien le surgissement de cet être dans un espace qui lui est propre. La scission physique existant entre les personnages et les tableaux qu’ils regardent est évidente et se retrouve également lorsque s’effectue la matérialisation de l’esprit. Le rôle du champ/contre-champ, illustration du gouffre visuel et physique qui sépare les morts des vivants, n’est jamais mieux illustré que par Alfred Hitchcock dans son film Rebecca. Voulant satisfaire les désirs de son mari et dans le but secret de ‘faire impression’ dans un monde qui n’est pas le sien, la nouvelle épouse (Joan Fontaine) décide de se déguiser, avec l’aide traîtresse de l’austère servante, dans une robe qui appartenait à Rebecca. Son apparition est marquée par le regard pétrifié des invités mais surtout de De Winter (Laurence Olivier) qui, la voix blême, lui ordonne d’aller se changer. Plus qu’une apparition aux regards des vivants, il faut considérer ici l’esprit en tant que revenant, celui ou celle qui revient hanter, se matérialiser. Si la dreamgirl de The Woman in the Window n’appartenait finalement qu’au monde des rêves, Rebecca, première figure errante et sans repos de notre filmographie, revient véritablement d’entre les morts afin de hanter son domaine mais surtout son mari, responsable de sa mort. La nouvelle Mme De Winter, en prêtant innocemment ses traits et sa voix à ce simulacre, permet à Rebecca de se réincarner et de s’extirper, ne fût-ce que quelques secondes, de la fixation éternelle dont elle fait l’objet. Le choix du corps est d’autant plus judicieux que la nouvelle Madame De Winter ne semble posséder aucune identité propre, toute dépourvue qu’elle est de nom, d’âge, de famille, voire de personnalité, surinvestis dès lors par le fantôme frustré.

 

D’abord voix off qui interpelle (« Good evening Mr De Winter »), comme sortie d’outre-tombe, dans un plan subjectif où, ironiquement, nous sommes Rebecca, le fantôme nous apparaît dans toute son horreur à travers les yeux de De Winter et de ses invités. Leur réaction est exemplaire : « Rebecca » murmure avec effroi une de ses invités et l’esprit prend vie pendant quelques secondes sous leurs yeux, les pétrifiant littéralement devant cette résurrection.

 

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Si aucune allusion directe à l’au-delà n’apparaît, le fait que les esprits émergent d’un autre monde est parfaitement clair. Revenant à la vie au détour d’une simple porte d’appartement, passant de l’immobilité au mouvement protentif du cinéma, Laura explique qu’elle ne sait rien de sa propre mort, marginalisée dans un espace-temps étranger dont la description évoque immanquablement l’isolement du tombeau. « Ce qu’on appelle fantôme n’est pas plus que ceci » nous dit George Didi-Huberman, « une image de mémoire qui a trouvé dans l’air (dans l’atmosphère de la maison, dans l’ombre des pièces, dans la saleté des murs, dans la poussière qui retombe) son porte-empreinte le plus efficace ».[10] Chaque objet, chaque recoin de l’appartement de Laura est devenu le lieu du ‘souvenir’ pour l’inspecteur MacPherson, mais également le lieu idéal de la réapparition de celle qui y a vécu. Pour Julien Gracq, « l’être absent surgit du rassemblement des objets familiers autour de lui, de l’air confiné qu’il a respiré, de cet espèce de suspens des choses qui se mettent à rêver de lui tout haut, avec une force de conviction plus immédiate encore que sa présence ».[11]

 

Comme le prouve le surgissement de Laura, au-delà d’une simple communication nostalgique avec les vivants, si l’esprit entame le dialogue c’est dans le but de rétablir une vérité jusque là occultée qui trouble son sommeil éternel : désigner le meurtrier de Rebecca et de Laura, faire de la maison au bord de la mer du capitaine un refuge, faire accepter à Jennie sa propre mort. C’est sans doute pour cette raison que les réalisateurs, à l’exception de Fritz Lang  dont le héros se réveille finalement de son cauchemar, semblent particulièrement soucieux de souligner la présence effective, la matérialisation de leurs esprits. Comme le souligne Kristin Thompson, il n’y a pas de ‘fermeture scénaristique’ au sommeil de MacPherson, procédé qui refuse de faire de Laura le personnage d’un rêve éveillé [12]; Anna Muir confirme à sa mère qu’elle n’a pas rêvé les apparitions du capitaine Gregg et qu’elle aussi a conversé avec le fantôme ; l’écharpe à laquelle s’agrippe Eben après sa dernière rencontre avec Jennie lui prouve qu’elle n’est pas le fruit d’une hallucination.

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Mais si l’esprit est apparition et revenant, il ne doit pourtant pas être considéré comme un simple fantôme, cherchant à se venger ou à gagner le repos éternel, mais plutôt comme principe de vie psychique.[13] Ce que le processus cinématographique met en scène n’est peut-être pas forcément de l’ordre des esprits dans le sens littéral du terme, mais bien des activations de l’inconscient des personnages. La raison pour laquelle ils s’arrêtent devant ces portraits et celle qui explique à la fois leur trouble et la disparition quasi immédiate de tout sentiment de peur, est qu’ils sont en attente, mieux encore, ils reconnaissent dans ces esprits, comme dans des miroirs clairvoyants, leurs désirs les plus profonds. « Le désir de MacPherson est si fort qu’il ne peut pas ne pas créer son objet » dit Henri Agel [14] ; le désir à l’état pur qui s’incarne dans la figure féminine fantasmée par McPherson dans Laura et Richard Warlinger dans The Woman in the Window, le désir d’amour qui prend les traits de Jennie pour son dessinateur ; enfin, le désir d’être quelqu’un d’autre pour Lucy Muir, d’être celui ‘qui a la droit pour lui’, être le masculin.[15]

 

Avant de littéralement se dissoudre dans un magnifique fondu, les dernières paroles du capitaine Gregg insoufflent à une Lucy endormie l’idée qu’il n’a été que le fruit de son imagination et que « You wrote the book – you and no one else ». Comme le laissent sous-entendre ces mots qui lui assurent qu’elle a elle-même écrit le livre, sous l’inspiration de sa maison et de son portrait, le capitaine Gregg n’est donc pas le simple fantôme de Lucy Muir mais une partie de son moi enfin acceptée. Ce qui la regarde, ce portrait à la fois si étrange et si familier, c’est elle-même. Le portrait regardé tient de l’ordre du refoulé ; il est l’objet rêvé ou du moi insoupçonné, une image « gardienne d’un tombeau (gardienne du refoulement) et de son ouverture même (autorisant le retour lumineux du refoulé) ».[16]

 

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Si le portrait est un sas, un seuil, il est également une porte à double entrée. En effet, s’extirpant de son carcan figé pour se matérialiser, l’esprit doit inéluctablement retrouver sa fixité dans la représentation une fois la vérité rétablie. A l’image d’une faille, de l’entre ‘qui dure ce que dure l’éclair’ selon Octavio Paz, la communication établie entre vivants et morts est finalement temporaire. Si les traits du Capitaine Gregg s’effacent et ceux de Jennie et d’Alice (The Woman in the Window) reprennent leur place dans le portrait peint, c’est qu’ils étaient délocalisés, dénaturés dans le monde des vivants et qu’ils doivent à présent retrouver leur statut de figure idéale. The Portrait of Jennie offre un rapport inversé en prenant à contre-pied les récits des autres films ; une jeune femme décédée mais refusant sa nouvelle condition de fantôme, cesse enfin d’errer lorsqu’elle laisse un peintre figer ses traits dans un portrait saisissant qui cristallise la perfection du modèle ainsi que leur amour mutuel. Comme dans Pandora and the Flying Dutchman (Albert Lewin, 1950), la finalisation du portrait marque l’acceptation de la mort mais aussi de l’éternité.[17]

 

Dans The Portrait of Jennie, la finalisation du portrait s’effectue dans une scène marquée par le sceau d’une atmosphère fantastique ; posant pour Eben (Joseph Cotten), Jennie (Jennifer Jones) se pétrifie, telle une photogaphie, le visage entouré d’une brume artificielle, comme pour annoncer le retour proche vers la fixation éternelle. D’abord ‘impossiblement’ figée dans le mouvement cinématographique puis capturée par le portrait, l’esprit de Jennie semble pourtant enfin apaisé, laissant derrière lui un vivant rendu plus sage et plus complet par sa rencontre. Le passage à la couleur illustre une paradoxale tentative d’insuffler un supplément de vie à ce qui est définitivement figé. La chanson qu’entonne la jeune Jennie dans sa première apparition trouve ici sa finalisation : « Where I come from, Nobody knows. And where I’m going everything knows. The Wind Blows, the sea flows, nobody knows. And where I’m going, everyone goes ».

 

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Entre le tableau figé et le personnage en mouvement qui le regarde, vient donc se matérialiser l’esprit, état intermédiaire entre deux positions qui s’affrontent tout en coexistant. Avec son entrée dans le champ cinématographique, le mort abandonne son statut de spectre immobile pour s’inscrire dans un mouvement protentif. Ce qui s’opère sous nos yeux est finalement une pure réflexion des réalisateurs sur la matière filmique et sa nature paradoxale qui tient du passage de la pétrification photographique à la mise en mouvement filmique. Le cinéma, de par son essence – son côté immatériel, son caractère éphémère - permet la résurrection de l’esprit, l’extirpant de sa dématérialisation corporelle, mais surtout de se pétrification picturale. Contrairement à ce que pense Roland Barthes, les personnages cinématographiques ne sont-ils pas eux-mêmes des fantômes, des spectres qui revivent, conjurés par notre simple regard, à chaque nouvelle projection ?

 



Notes

 

Je dédie cet article à Stephan Balleux avec qui, depuis cette conférence, j’espère partager « quelque fascination pour l’image ».

 

[1] Notons que, bien avant ces exemples hollywoodien, le Paradis et l’Enfer avaient déjà été abondamment représentés jusqu’en 1918 dans des productions européennes de propagande religieuse.

[2] Roland Barthes, La chambre claire – Note sur la photographie, Paris : Cahiers du cinéma, Gallimard/Seuil, 1980, pp.22-23. Voir aussi Jean-Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Paris : Editions de l’Etoile/Cahiers du Cinéma, 1997, p.11

[3] Ce phénomène n’est pas uniquement américain ; la démarche des studios Harcourt en France semble tenir de la même ligne de conduite.

[4] « Et celui ou cela qui est photographié, c’est la cible, le référent, sorte de petit simulacre, d’eidôlon émis par l’objet, que j’appèlerais volontiers le Spectrum de la photographie, parce que le mot garde à travers sa racine un rapport au « spectacle » et y ajoute cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort » Roland Barthes, La chambre claire – Note sur la photographie, op.cit., p. 56

[5] Dans les utilisations précédentes des portraits peints, le lien à la mort est également particulièrement souligné, mais d’une toute autre façon. Que ce soit dans La chute de la maison Usher (Jean Epstein, 1927), La mort du cygne (Evgenii Bauer, 1917), puis, plus tard, dans The Portrait of Dorian Gray (Albert Lewin, 1945) ou The Two Mrs Carrolls (Peter Godfrey, 1947), le portrait, généralement en devenir, signifie la déchéance, morale ou physique, du personnage qui lui prête ses traits, le vidant de sa substance vivante et lui assurant presque une mort prochaine. L’idée de priver l’être vivant de sa substance vitale existe également dans des films comme Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) ou Experiment Perilous (Jacques Tourneur, 1944) dans lesquels l’héroïne est forcée de se conformer au portrait figé.

[6] Cfr. Marc Vernet, De l’invisible au cinéma - Figures de l’absence, Paris : Cahiers du cinéma, 1988.

[7] Hervé Dumont dans son livre sur le cinéaste précise que William Dieterle, poussé par la maison de production qui l’emploie, la Selznick-Vanguard, et bardé d’autorisations de ministères, entreprend un voyage dans l’Europe dévastée d’après-guerre, et plus particulièrement en Allemagne dont il est originaire, avant d’entamer la réalisation de Portrait of Jennie (William Dieterle – un humaniste au pays du cinéma, Paris : CNRS Editions/Cinémathèque française, 2002, p. 181).

[8] Jean-Louis Leutrat dans son livre La vie des fantômes, le fantastique au cinéma cite Octavio Paz qui définit l’entre : « Le entre n’est pas un espace mais ce qui se trouve entre un espace et un autre ; il n’est pas non plus le temps mais le moment qui clignote entre l’avant et l’après. Le entre n’est ni ici ni maintenant. Le entre n’a ni corps ni substance. Son royaume est le village fantôme des antinomies et des paradoxes. Le entre dure ce que dure l’éclair» (Paris : Cahiers du cinéma, 1995, p.16).

[9] George Didi-Huberman, Ce que nous voyons et ce qui nous regarde, Paris : Editions de Minuit, 1992, p.192.

[10] George Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Paris : Editions de Minuit, 2001, p.113.

[11] Cfr. Présences de Julien Gracq, cité par Henri Agel dans son chapitre « Laura ou l’épanchement de la mort dans la vie » dans Romance américaine, Paris : Editions du Cerf, 1963, p. 90.

[12] Kristin Thompson, « Closure within a Dream – Point of View in Laura » dans Film Reader, n°3, 1978.

[13] Notons ici la différence de définition entre ‘esprit’ et ‘fantôme’. Le premier est un « principe immatériel vital, substance incorporelle ; âme ; être incorporel ou imaginaire, revenant, fantôme », ou encore un « principe de la vie psychique, tant affective qu’intellectuelle, chez un individu ». Le second une « apparition d’un défunt sous l’aspect d’un être réel ; revenant ; personne, chose qui n’existe que dans l’imagination ou existe mais ne joue pas effectivement son rôle » ou encore « l’apparition surnaturelle d’une personne morte, soit sous son ancienne apparence, soit dans la tenue caractéristique attribuée aux fantômes (draps, chaînes, etc.) » (Paris, Larousse, 1999).

[14] Henri Agel, « Laura ou l’épanchement de la mort dans la vie », op.cit., p.90.

[15] Comme le note pertinemment Henri Agel à propos de Laura, « le désir de McPherson est si fort qu’il ne peut pas ne pas créer son objet » (ib.idem).

[16] Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op.cit., p.196. « Les images – les choses visuelles – sont toujours déjà des lieux : elles n’apparaissent que comme des paradoxes en acte où les coordonnées spatiales se déchirent, s’ouvrent à nous et finissent par s’ouvrir en nous, pour nous ouvrir et en cela même nous incorporer » (p.194).

[17] Dans le film d’Albert Lewin, Pandora refuse d’abord de voir son visage figurer sur la toile que peint Heindrick, qui le remplace par une coquille vide, pour ensuite accepter de se sacrifier, le libérant de sa damnation, et voir ainsi la peinture finie.