« La fascination de la corruption : le cas de l’héroïne maléfique dans le Mélodrame filmique américain (1940-1953) »
Ma recherche sur le Mélodrame filmique, entreprise avec l’écriture d’une thèse de doctorat au sein de la Licence en écriture et analyse cinématographiques (ELICIT) de l’Université Libre de Bruxelles, concerne directement le champ des études féministes. La revisitation théorique du Mélodrame coïncide en effet, presque logiquement pourrait-on dire, avec l’émergence des études féministes au début des années 70. Le genre mélodramatique filmique présente des caractéristiques dignes de susciter l’intérêt d’études portées sur la représentation de la femme : le caractère central de ses héroïnes entraîne la focalisation du récit sur des préoccupations et un environnement domestiques et articule la narration autour d’un point de vue et un discours essentiellement féminins. Un nombre impressionnant de théoriciennes se sont dès lors attaquées à ce corpus de films, les unes dans une perspective sociologique de représentation féminine (de Molly Haskell et de son livre-phare From Reverence to Rape-The Treatment of Women in the Movies jusqu’à Mary Ann Doane), l’autre dans celle de la réception spectatorielle et de l’effet produit par des Mélodrames sur le public féminin auquel il est prioritairement destiné lors de sa production (à partir de la réflexion de Laura Mulvey dans son article fondamental « Visual Pleasure and Narrative Cinema »). Pourtant, sans vouloir minimiser l’apport incontestable des études féministes dans ce domaine précis, la perspective qu’elles ont porté jusqu’à présent sur le genre mélodramatique mène temporairement à une impasse. En effet, dans un premier temps, la grande majorité de études féministes ne semble considérer le Mélodrame que sous la perspective des ‘woman’s films’, sans se préoccuper des autres sous-genres. De plus, cette forme mélodramatique essentiellement articulée par rapport au pathos engendre la deuxième partie du problème : les héroïnes mélodramatiques ne sont, dans ces Mélodrames (notamment les Mélodrames maternels), perçus que sous l’angle de la passivité et du sacrifice créant une dichotomisation très claire et très tranchée avec les images des femmes fatales définitivement associées, elles, à l’univers du Film Noir.Pour moi, cette conception exclut en réalité une des règles fondamentales du genre énoncée par Peter Brooks : « evil is the motor of the plot ». Le Mal et sa représentation sont, dès les premières acceptions théâtrales du terme, à la base de la structuration mélodramatique et de son déroulement narratif. Ma perspective, conditionnée par cette découverte, tend ainsi à s’éloigner de la conception pathétique du Mélodrame pour considérer un nouveau sous-genre, le Mélodrame Maléfique et plus précisément encore, la base structurante de celui-ci, à savoir l’héroïne maléfique. Cette dernière apparaît dans des films comme Angel Face (Otto Preminger, 1953), Born to Be Bad (Nicholas Ray, 1952), The Letter (William Wyler, 1940), Madame Bovary (Vincente Minnelli, 1949) ou encore My Forbidden Past (Robert Stevenson, 1951). L’émergence de l’héroïne maléfique au début des années 40 semble dépendre à la fois d’intentions moralisatrices intrinsèques au genre mélodramatique et de la nécessité de dénoncer des comportements inadéquats à un public largement féminin dans un contexte socio-historique particulier. Si l’on pourrait tout d’abord croire à l’intention de reconduire les femmes dans leurs foyers après ce qui a été décrit comme « l’effort de guerre », il faut en réalité inscrire le processus dans la perspective plus large d’un ‘environnement paranoïaque’ qui cherche à définir les ennemis de l’état. Ceux-ci sont parfaitement identifiables pendant les années de guerre mais deviennent plus difficilement repérables en temps de paix ; la traque s’étend alors jusque dans la représentation la plus chère aux institutions patriarcales, à savoir le foyer. Opérant une scission définitive avec les femmes fatales qui évoluent dans les univers glauques et masculins des Films Noirs, les héroïnes maléfiques apparaissent au cœur même des foyers, pour les miner de l’intérieur, mues par des passions excessives et dévastatrices.L’héroïne maléfique répond, comme le prédit le genre dans lequel elle s’inscrit, à une construction hautement programmatique qui sert les intentions moralisatrices de l’intrigue. En effet, sa malignité est systématiquement dénoncée, aussi bien au niveau du discours que des éléments visuels, tout au long du déroulement filmique, et son parcours répond à une série d’étapes narratives fixes essentiellement basées sur un processus de marginalisation du personnage et de la révélation de sa malignité.Mais l’intérêt de l’étude d’un tel personnage et de sa construction programmatique nait également de sa filiation avec l’univers des représentations mythiques. En effet, j’ai été frappée par le nombre de références (implicites ou explicites) faites, dans ce corpus de films, à des mythes alliant figures féminines et malignité (réduits ici, pour les besoins de l’analyse, à Eve, Pandore, Lilith et Méduse). Cette démarche trouve sa justification dans la volonté de renforcer l’aspect programmatique du personnage, l’inscrivant du même coup dans une longue lignée de représentations préexistantes et intégrées dans l’inconscient collectif ou le ‘collective fantasy’ de Laura Mulvey. Mais elle permet également, dans des films comme Beyond the Forest (King Vidor, 1949), Leave Her to Heaven (John M. Stahl, 1945) ou Ruby Gentry (King Vidor, 1952), en association avec d’autres éléments narratifs ou esthétiques, d’engendrer des contradictions du point de vue du discours idéologique et moralisateur véhiculé. Offrant une dimension mythique aux héroïnes maléfiques, l’impression de pouvoir relègue au second plan toute idée de danger ou d’exemple socialement inadéquat. La formation de ce double discours qui fait coexister deux interprétations idéologiquement opposées se base essentiellement sur la mise en exergue de la véritable assimilation (et non de leur simple filiation thématique) des structures et des éléments mythiques au sein des rouages spécifiquement filmiques. Cette évolution de ma démarche est redevable à la fois aux écrits de Nina Auerbach (Woman and the Demon - The Life of a Victorian Myth) et ceux de Lynne Pearce (Woman/Image/Text - Readings in Pre-Raphaelite Art and Literature). La conception d’Auerbach m’a permis de mettre en lumière l’imagination mythique sous-jacente à une iconographie en apparence soumise à la cohérence et au dictat de l’esprit victorien. L’héroïne maléfique sert d’alibi moralisateur au sous-genre dont elle est le personnage principal et subit donc les affres d’une telle prédétermination. Mais elle tend également, de par la fascination qu’elle engendre et la complexité de sa composition, à dépasser ce simple rôle, détournant les intentions premières du film. L’approche de Pearce, même si elle engendre d’abord le même genre de double lecture, force ensuite la relativisation de telles affirmations puisque « Powerful as the Pre-Raphaelite femme fatale may, at first, appear, she is contained by narrative and formal devices that foreshadow her ‘death’, deny her existence. Victories won by women on such terms (…) can only be considered as pyrrhic victories ». Il en va de même pour les héroïnes maléfiques dont le pouvoir n’est, finalement, que temporaire puisqu’il est forcé de cohabiter avec l’enjeu moralisateur qui le sous-tend.Enfin, ma recherche concernant la filiation des personnages féminins filmiques et de figures mythiques ne s’inscrit pas uniquement dans les productions hollywoodiennes des années 40 et 50 qui me préoccupent dans le cadre de ma thèse. Elle inclut également une redécouverte de Mélodrames muets européens sous cet angle syncrétique. Mes contributions au Colloque International de DOMITOR à Udine (« Gorgô et la Médusation : continuité et renouveau de la figure mythologique dans le Mélodrame européen des années 10 ») et suite à un séminaire féministe tenu à Utrecht, Gender and Silent Cinema (« Re-thinking women’s representation in silent cinema : Hiawatha or the play of filmic discourses »), ont cherché à démontrer l’assimilation de figures mythique au sein du discours cinématographiques renforçant des stéréotypes féminins, tout en les détournant de leurs intentions moralisatrices premières. Ici encore, deux discours coexistent, formant une texture filmique hybride et parfaitement contradictoire, marquée à la fois par le consensus et la subversivité. Mon intérêt pour les archétypes féminins me pousse également à ouvrir cette perspective sur des corpus de films plus récents et plus diversifiés qui permettront sans doute eux aussi de mettre en lumière l’apport de ces structures dans l’évolution des représentations féminines au cinéma.Muriel Andrin