Etendre la conscience :

Stephan Balleux ou l’« Expanded Painting »

 

 

« When we say expanded cinema, we actually mean expanded consciousness. Expanded cinema does not mean computer films, video phosphors, atomic light or spherical projections. Expanded cinema isn’t a movie at all: like life it’s a process of becoming, man’s ongoing historical drive to manifest his consciousness outside of his mind, in front of his eyes. One no longer can specialize in a single discipline and hope truthfully to express a clear picture of its relationships in the environment.”[1]

 

Gene Youngblood, Expanded cinema (1970)

 

 

 

Ce qui frappe d’emblée, c’est le sentiment d’étrange étrangeté – d’Unheimlich freudien – entre inconnu et déjà vu. Vidéo ou peinture ? Peinture ou photographie ? Peinture ou sculpture même ? Quelque chose des deux, de l’entre-deux, sans aucun doute. On connaît la photo, mais on fait face à l’expérience de la toile ; on se confronte à un dispositif vidéo mais on y reconnaît la peinture. Dans ce jeu de va-et-vient, une question s’immisce : qui domine dans cette contamination volontaire? Frustration face à ces formes d’oeuvres au premier abord indéterminées, férocement syncrétiques puisqu’elles exhibent et s’articulent sur une lutte incessante des deux matières pour prendre le dessus dans notre rapport perceptif. La photographie est privée de son rapport au réel, le cinéma de sa fluidité narrative protensive.[2] Mais ces incohérences semblent trouver sens si l’on considère les œuvres sous une approche ‘expansionniste’ ; ne plus y voir la photo, mais bien la toile, ne plus y chercher la représentation cinématographique mais une nouvelle forme de mouvement, pictural, paradoxalement et étrangement entravé.

 

Repenser la matière pour étendre le spectre et la conscience de la peinture. Voir une toile, une vidéo ou une sculpture de Stephan Balleux, c’est (pour paraphraser les variations sémantiques faîtes sur les installations utilisant des images cinématographiques) faire face à une “autre peinture”, la « prochaine phase de la peinture », ou, peut-être plus justement encore, faire une expérience d’« expanded painting » - extension où les formes traditionnelles sont brisées et repensées. Libérer la peinture de ses affects matériels et de son état idéalisé sur la toile, la placer là où elle ne sera support d’aucune iconification, mais aussi la camoufler (dans la sculpture, derrière des images photographiques) ou la priver du rapport immédiat qu’elle entretient avec celui qui la regarde (à travers la vidéo). Une des séries de tableaux s’intitulait judicieusement ‘animals in disguise’… et si c’était la peinture elle-même qui était non déguisée, mais réinventée, sous ces formes hybrides ?

 

Chronologiquement dans le travail de Balleux, les premières marques syncrétiques d’expansion abouties ou réfléchies sont d’ordre photographique, puis sculptural. C’est d’abord le figé qui sert de plateforme à une remise en question des frontières picturales, celles du cadre, puis des dimensions. Mais c’est le mouvement qui provoque la véritable scission et donne tout le spectre de l’expansion possible. Comme le précise Georges Didi-Huberman à propos des œuvres de Claudio Parmiggiani, « Delocazione ne veut pas dire absence du lieu, mais son déplacement producteur de paradoxes. Non pas le refus, mais la mise en mouvement du lieu, façon de le mettre en travail et en fable ».[3] Le souci, l’avènement du mouvement est déjà présent dans le flou pictural imposé au traitement de la photographie (voir les œuvres exposées dans The perfect blur et Res Derelicta) dont la série de portraits en mouvement Friends n’est finalement que le prolongement logique.

 

Implicite dans ses peintures, le processus de délocalisation, ou, plus justement encore, de déterritorialisation selon la formule deleuzienne, devient parfaitement clair dans ses vidéos: la tension impossible entre la matière première creusée et accidentée (existante) et le rendu virtuel crée une nouvelle forme d’image. Capturée dans le mouvement protensif de l’image animée, la peinture vacille mais garde définitivement sa reconnaissance picturale. Si la série Friends renvoie au procédé d’apparition picturale en transparence sans pour autant jouer sur la même superposition hallucinante des toiles qui s’imposent à notre œil pour mieux disparaître au coup de pinceau suivant, d’autres expériences s’avèrent bien plus pertinentes. Refusant d’emblée toute articulation narrative, mais cédant – presque malgré lui - à la dramatisation du mouvement répété, la série des animaux (Lovestory, Cat… ) mais aussi la mise en scène d’un corps ‘volant’ (My body is my conscience, I can go everywhere) jouent sur une juxtaposition des matières.

 

Après ces tâtonnements nécessaires, Balleux trouve enfin la matière idéale de son extension picturale au mouvement dans la 3D. Dans Landscape # 1, la peinture est libérée de sa pétrification, non pas de façon intrinsèque, mais par le mouvement de la caméra qui la découvre et la traque, trop près pour nous permettre de la saisir dans son ensemble, mais pas pour goûter au ressenti quasi tactile de la matière pourtant virtuelle. Le parcours accidenté répété en loop, sous le regard mécanique de l’œil caméra, engendre un rapport hypnotique attendu mais aussi un jeu de piste et de construction mentale qui est mené par une envie lancinante et toujours déçue: celle de la reconstitution de l’image originelle. A mi-chemin entre esthétique de l’apparition et de la disparition, le sentiment optique vécu devant l’œuvre est épinglée par l’écho de Virilio : "Ce que crée le moteur, c'est ce mouvement inédit vers ce qui se dérobe à la fois à la vue et à l'entendement de chacun (ce trésor), comme un récit des choses non vues qui referait de l'espace et du temps ces entités métaphysiques dépourvues de toute réalité".[4] Derrière les accélérations et décélérations de cette caméra qui voyage, l'idée que, au détour de certains mouvements et de quelques perspectives, l’on pourrait 'comprendre' - saisir- ce que l'on voit mais que malgré tout, si le détail s'impose, l’œil s’abîme et l'ensemble, la globalité de l'image nous échappe inéluctablement, fatalement.

 

Outre la disparition et presque à son antipode, c’est le grossissement, la surexposition du détail qui caractérise l’œuvre. La proximité anormale de la caméra déforme l’objet, le rendant inconcevable et paradoxalement inaccessible, insaisissable. Cet attachement au détail se lit par ailleurs dans d’autres œuvres, y compris des tentatives vidéo ou les portraits filmés, mais jamais elle n’atteint le point de dérréalisation de ce paysage imaginaire. ‘Logiquement’ pourrait-on dire puisque nous ne faisons plus face ni au simulacre de la réalité filmée, ni à une quelconque forme de tableau ; il ne reste plus ici que la matière même, arrachée à toute forme connue de représentation et de support picturaux.

 

Ce grossissement, insert permanent qui ne s’inscrit finalement jamais dans la figure à laquelle il appartient, s’exprime par ailleurs quel que soit le format choisi. Réduites à l’espace minimaliste de moniteurs télévisés ou d’écrans plasma, les vidéos picturales de Balleux s’inscrivent dans un territoire circonscrit proche des tableaux, renvoyant mais ne s’y attardant toujours pas, à l’expérience picturale. Projetées sur des écrans larges, elles acquièrent une autre dimension – reminiscente de la vision cinématographique sans toutefois, cette fois encore, y correspondre parfaitement.  L’effet est le même : l’envahissement de l’écran par la matière dérréalisée.

 

Cette idée de projection ‘hors-cadre’ se lit également dans d’autres expériences. Refusant définitivement de contenir la peinture dans un cadre unique ou une seule technique, Balleux s’engage également sur la voie d’une forme plus élaborée encore d’« expanded painting » qui entrerait idéalement en interaction, dans un processus syncrétique inédit, avec d’autres arts originairement performatifs. Expérience déceptive de mise en scène (de véritable syncrétisme) l’obsession du rapport hypnotique se retrouve ainsi dans le spectacle « Spell » conçu avec la danseuse Louise Vanneste et l’ingénieur du son Marc Doutrepont. Du merveilleux vocable-titre, contraction sémantique de deux acceptations contraires, presque contradictoires, de ce jeu et cette emprise, réunissant le bourreau (qui fait subir le jeu) et la victime (qui subit l’obsession), il ne restait presque rien sinon une intention dans ce spectacle où se dérobe systématiquement cette double identité. Trop de cassures dans la bande son et dans le déroulement scénographique, mais aussi dans la mise en place de la peinture en mouvement (que ce soit le chat ou la fillette sautant à la corde) alors que dans l’absolu ‘l’enchantement’ ne s’arrête jamais.

 

Pourtant, du ‘spell’, il reste des fragments magnifiques, suscités justement par cette idée centrale de peinture ‘étendue’. Celui de la répétition du geste, accéléré, démultiplié et surtout, magnifié, de la danseuse à travers la vidéo picturale. Mais peut-être avant tout, ce cœur sublime qui bat, projeté sur le sol et zoomé de façon paroxystique pour n’en laisser que du rouge. Ce moment symbolise à lui seul ce fameux ‘spell’ bifrons – de façon parfaite parce que juste, à travers la projection de la danseuse qui semble enfin entrer dans la répétition de façon ludique et aérienne sur ce cœur qui n’en est plus un et qui ne laisse plus la place qu’au rouge et à cette obsession sous forme de tache qui bouffe tout (comme le zoom bouffe le cœur pour n’en laisser que la matière). Ce n’est pas un dialogue qui s’installe mais la projection de la peinture qui envahit la danse, s’en empare, la rendant à son tour ‘picturale’. Ou le contraire.

 

Le trouble, cette impossibilité de fixer les êtres et leur identité, mais qui s’étend ici également au mouvement et au désir ainsi qu’à la matière même, est sans aucun doute une des bases du travail de Balleux. Trouble qui s’articule, s’exprime tout d’abord à travers le flou (« Aucune image n'échappe au flou, aucun son, à la dispersion. Le réel lui-même est tissu de vague. Car le flou ne cesse de questionner notre perception et notre représentation du monde et de les relancer, comme s'il recelait ou énonçait une promesse--de netteté, de connaissance, de beauté, d'un au-delà du trouble? Le flou est un passage obligé dans notre rapport au monde et aux œuvres »[5]), puis du mouvement. Trouble identitaire, de la matière au travers de ces déterritorialisations, des sujets au travers de travestissements humains ou animaliers, mais aussi de l’artiste.

Malgré une apparente légèreté et un vernis plastique et technique bluffant, le travail de Balleux illustre ce désarroi, en oscillant systématique entre conscience du monde et disparition. La contradiction s’articule autour de ce que Jean Baudrillard désigne sous le terme d’une hyperréalité triomphante des sujets, état extrême ou configuration postmoderne dans laquelle les représentations ne renvoient plus au monde réel mais bien à d’autres référents préexistants. Dans cette perspective, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si on constate un glissement progressif dans le travail du peintre, d’une période essentiellement narcissique vers une utilisation accrue d’images issues d’une société consumériste en la matière où sa propre image n’apparaît plus que très sporadiquement.  La disparition se généralise et se retrouve donc, logiquement, dans les figures ou les thématiques (« d(e)ad »), fait partie prenante du processus, entre le choix du flou et l’éternelle fuite protensive et intrinsèquement éphémère de l’image en mouvement. Mais elle articule également les modes d’exposition – projections, expositions temporaires, spectacles dans lesquels les toiles ont (pratiquement) disparu au profit de leurs extensions (expansions) picturales. On peut regretter ici l’absence de confrontation entre peinture ‘réelle’ et ‘étendue’ qui soulignerait ou définirait l’évolution, ou l’accepter comme un choix réfléchi et logique vis-à-vis d’un processus de disparition ou de légitimisation des œuvres pour elles-mêmes.

Quoi qu’il en soit, ce parti-pris de la virtualisation n’est pas anodin et va jusqu’à toucher le peintre lui-même qui se met en scène pour mieux effacer sa propre image. La mort de la réalité qui donne naissance et qui est célébré par le travail de Balleux « donne leur chance à certaines dispositions suicidaires qui ne sont ni ‘fanatiques’ ni dépressives, il convient d’y insister – il s’agit d’un suicide d’un nouveau type, virtuel et agnostique, plus ‘cool’ que nihiliste, au diapason de l’esprit du temps ».[6] Après avoir poussé les visages de sa série Friends jusqu’à l’effacement, il entreprend l'évanescence, à travers un corps masculin (My body is my conscience, I can go everywhere dans laquelle un homme vole et disparaît, devant un paysage qui défile comme derrière les vitres d’un train et qui renvoie encore une fois aux propos de Virilio sur le mouvement et la disparition) ou son propre visage (Scream, œuvre/installation la plus courte de toute l'exposition d’un soir ‘In the mood for light’ mais sans doute la plus pertinente en ce qui concerne la position de l’artiste puisqu’il se met en scène comme celui qui 'avale' son spectateur alors que c'est lui-même qu’il fait disparaître si vite, sans compter les deux autoportraits où il s’efface, à la fois happé et surfragmenté par la déformation graphique - horizontalement ou verticalement).

Interrogé sur son travail, Stephan Balleux se défend de faire autre chose que de la peinture. Effectivement, à y regarder de plus près et au-delà des premières impressions, ce n’est pas qu’il « pille » des univers artistiques voisins qui demeurent reconnaissables (photographie, cinéma, vidéo, sculpture), mais c’est qu’il étend, immisce (impose?) sa pratique picturale à d’autres moyens.

 

 

 

Il reste dans ces œuvres quelque chose de la photographie, quelque chose du cinéma, quelque chose de la sculpture, mais au fond, avant tout, et peut-être finalement, rien d’autre que de la peinture. De la peinture qui s’étend, dans un mouvement d’expansion, au-delà de ses frontières. Novateur sans aucun doute. Reste encore à déterminer si cet élan est libérateur ou même si il cherche à l’être....

 

Muriel Andrin

Docteur en Philosophie et Lettres,

ELICIT (Licence en écriture et analyse cinématographiques), Université Libre de Bruxelles

Mars 2004                                                

 

 



[1] «Quand nous parlons d’expanded cinema, nous parlons en fait de conscience étendue. L’Expanded cinema ne désigne pas des films faits sur ordinateur, des vidéos phosphorescentes, de la lumière atomique ou des projections sphériques. L’Expanded cinema n’est pas un film du tout : comme la vie c’est un processus de devenir/transformation, le désir historique permanent pour l’homme de manifester sa conscience, devant ses propres yeux. Personne ne peut plus se spécialiser dans une seule discipline et sincèrement espérer exprimer une image claire de sa relation à l’environnement. »

[2] Roland Barthes délimite le caractère mélancolique de la photographie vis-à-vis de la protension, le caractère protensif du cinéma dans La chambre claire – Note sur la photographie, Paris : Gallimard/Seuil, 1980, p.140.

[3] Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu – Air, poussière, empreinte, hantise, Paris : Editions de Minuit, 2001, p. 34.

[4] Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Paris : Livre de Poche, 1989 (1980).

[5] Vagues figures, ou les promesses du flou, Editions B. Rougé (Rhétorique des arts, VII).

[6] Michel Thévoz, L’esthétique du suicide, Paris : Les éditions de Minuit, 2003, pp. 17-18.